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Héroïne sur ordonnance en Suisse

A Genève, les toxicomanes bénéficient d'un suivi médical.

Par PIERRE HAZAN

Le jeudi 30 novembre 2000

«Non, nous ne sommes pas des dealers officiels.»

Un docteur du PEPS, à Genève

 

Genève de notre correspondant

L'héroïne est pure ici, pas comme dans la rue, où les dealers la coupent avec de la rouille de batterie, des poudres diverses et n'importe quelle autre saloperie!», explique Luis (1). Avant de pousser la porte du programme d'expérimentation de prescription de stupéfiants (Peps) à Genève, Luis avait failli perdre une jambe après une gangrène osseuse, suite à une prise d'héro «méchamment coupée». Dans le local du Peps, 47 toxicomanes viennent trois fois par jour, certains en trottinette, d'autres le walkman sur les oreilles. La procédure est parfaitement rodée. Par groupe de quatre, ils se rendent dans la salle d'injection. Installé derrière un guichet, un infirmier leur donne à chacun une dose d'héroïne déjà introduite dans une seringue. D'un geste machinal, ils serrent le garrot, cherchent leur veine et se piquent. Françoise au pouce, Robert au mollet, André et Max à l'avant-bras. Puis, place aux suivants. Jean-Louis Sudreau, un infirmier donne un coup de main à ceux qui ont des veines en trop mauvais état.

Programme économique. Derrière l'image un peu cliché des 1 200 toxicomanes (sur les 30000 recensés en Suisse) qui, trois fois par jour, s'injectent de l'héroïne commandée dans des laboratoires et payée par la Confédération helvétique (7 francs suisses le gramme) (2), s'organise une véritable prise en charge devant un problème de santé publique. Car ce «noyau dur» de toxicomanes (âge moyen de 36 ans) - qui ont, pour la plupart, quinze ans d'héroïne dans les veines et pour qui tous les traitements ont échoué - sont les cibles privilégiées du VIH et des autres maladies infectieuses. Psychiatres, psychologues, assistants sociaux, médecins, infirmiers..., c'est tout un dispositif qui a été mis en place pour leur venir en aide. «Non, nous ne sommes pas des dealers officiels», ironise un docteur. «Ils viennent pour l'héroïne, mais ils restent pour les soins», résume Naïma, une infirmière. Un luxe de pays riche? Peut-être, mais un programme... économique. Les autorités suisses ont fait le calcul: chaque jour de traitement à l'héroïne coûte 96 francs suisses par jour par patient. Economie: 45 francs par jour par patient, en frais de justice, d'incarcération et de santé en moins. Barbara Broers, coresponsable de la division des abus de substance, explique: Le Peps s'inscrit dans un programme plus large: les coûts de la drogue se chiffrent à Genève à 37 millions. En termes financiers, le Peps n'est qu'une goutte d'eau (moins d'un million de francs) contre 18 millions à la répression et plus d'une dizaine de millions à divers traitements...

Antidépresseur. Lunettes d'intello rondes sur le nez, âgée d'une vingtaine d'années, Irina a, dit-elle, «tout essayé»: «L'héro jaune de Singapour, la rose de Malaisie, la blanche et la brune, le crack, la coke, le LSD...» Après sept ans de drogues dures, elle espère s'en sortir. Sur son carnet, elle a écrit qu'elle ne voulait plus recommencer «cette vie de con». A vivre dans la rue. A passer son temps à chercher de «la dope». Avec souvent des «plans foireux». Avant de venir au Peps, Luis a tenté à plusieurs reprises de s'en sortir - cure de désintoxication, méthadone - mais, il avait replongé. Le cercle vicieux: les casses et le trafic de coke pour se payer les doses, la prison et rebelote. «J'étais un junkie», dit-il de lui. Depuis qu'il a rejoint le Peps, sa vie «s'est transformée». Plus de stress quotidien pour acheter l'héroïne, fini la délinquance. Il a repris 12 kg, se refait des amis, s'est mis un peu au sport, fait des petits boulots: «L'héroïne, c'est un médicament dont j'ai besoin pour vivre. C'est le meilleur des antidépresseurs. C'est tout», affirme-t-il. Comme tous les autres patients, il a fixé ses doses lui-même avec l'équipe soignante: «210 milligrammes le matin, 180 à midi et 250 le soir.» Il pense diminuer. C'est, du reste, l'une des grandes surprises du Peps. En 1995, lorsque le programme a été lancé, les responsables craignaient de subir une «invasion» de toxicomanes qui voudraient des doses de plus en plus élevées. C'est le contraire qui s'est produit. Au point que c'est l'équipe médicale qui refuse que les patients baissent leur dose durant les trois premiers mois du traitement! «Il faut asseoir les progrès, sinon, les risques de rechute sont trop importants», explique Jean-Louis Sudreau

Impensable il y a trente ans, la distribution médicalisée d'héroïne ne soulève plus guère de controverses. «Il y a eu un extraordinaire accord du monde politique pour ne pas idéologiser le débat», affirme Annie Mino, l'une des responsables de la Santé à Genève. Poussée par la pandémie du sida et les images dantesques des scènes de la drogue à Zurich, au début des années 90, la gauche et l'essentiel de la droite ont affronté le problème à bras-le-corps. La population a suivi: 82 % des Suisses ont rejeté le référendum en 1997 pour «une jeunesse sans drogues» qui aurait conduit à l'arrêt de ces distributions. Quant à la police, elle a opéré, elle aussi, sa révolution culturelle: plus question d'incarcérer de simples toxicomanes, ni de confisquer leurs seringues... si ce n'est pour leur en donner de nouvelles. Mais le Peps ne prétend pas être une réponse globale. «La distribution médicalisée d'héroïne est une bonne réponse à une épidémie des années 80», constate Barbara Broers. Mais un fléau frappe de plus en plus fort en Europe occidentale: la cocaïne et là, note-t-elle, «le vide thérapeutique subsiste». Du reste, les rares qui décrochent du Peps (la rétention en traitement est de 89 % après six mois) sont généralement ceux qui sont davantage cocaïnomanes que héroïnomanes.

Pragmatisme helvétique. Bon nombre de pays, - (surtout la France et les Etats-Unis ) avaient frémi devant l'approche suisse de distribution contrôlée d'héroïne. Mais petit à petit, le pragmatisme helvétique, par les succès qu'il a enregistrés, est en train de gagner du terrain. Un signe: Bertrand Delanoë est venu, il y a quelques jours, visiter le Peps à Genève pour, sans doute, s'en inspirer un jour....

(1) Prénoms fictifs.

(2) Les sommes sont exprimées en francs suisses (1 franc suisse équivaut à 4,1 francs français).

 

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