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- C'est lors de la campagne
d'Egypte que les
médecins français découvrirent les
propriétés psychoactives du chanvre, et
l'usage qui en était fait. On l'incorporait dans
du miel, mais on pouvait aussi le fumer seul ou avec du
tabac. (Femmes d'Alger dans leur appartement, Delacroix,
huile sur toile, cliché RMN/ARNAUDET)
Les effets du cannabis dévoilent de nouvelles
propriétés de notre cerveau
Le cannabis : de la drogue au médicament
Daniele Piomelli
DANIELE PIOMELLI est professeur au département de
pharmacologie de l'université de Californie, Irvine,
aux Etats-Unis.
La Recherche n°323, septembre 1999
De retour à Paris après la campagne
d'Egypte, M. Rouyer, pharmacien ordinaire de l'armée
napoléonienne et membre de la Commission des sciences
et des arts, rédigea pour le Bulletin de
pharmacie un mémoire sur les plantes
employées dans la médecine populaire de ce
pays. Une place importante dans ce bref exposé,
publié en 1810, était occupée par le
chanvre (Cannabis sativa, L.) , dont les
propriétés étaient encore très
mal connues des médecins européens.
« Le chanvre, écrit-il, est selon
les Egyptiens la plante par excellence, non pour les
avantages qu'on en tire en Europe et dans beaucoup d'autres
pays [la fabrication de cordes et tissus], mais
à cause des singulières
propriétés qu'ils lui attribuent. Celui qu'on
cultive en Egypte est enivrant et narcotique. On se sert des
feuilles et des sommités de cette plante, qu'il faut
cueillir avant la maturité : dans cet état, on
en fait une conserve qui sert à composer le berch, le
diasmouk, le bernaouy. Les feuilles de chanvre
réduites en poudre et incorporées dans du
miel, ou délayées dans l'eau, font la base du
berch des pauvres. Ceux-ci s'enivrent encore en fumant le
chanvre seul, ou mêlé avec le tabac : on en
fait une grande consommation en Egypte, où on ne le
cultive que pour cet usage. »
Cette description des propriétés
psychoactives du chanvre, une des premières en Europe
depuis Hérodote, corroborait les conclusions du
Mémoire sur la dynastie des assassins et sur
l'origine de leur nom, que Sylvestre de Sacy avait lu
l'année précédente à
l'Académie des inscriptions et belles-lettres.
Nouvelle mode. En s'appuyant sur des arguments
philologiques*, de Sacy avait suggéré que la
mystérieuse substance hallucinogène
employée par la secte musulmane des Hashishiyya au
cours de ses cérémonies mystiques pourrait
correspondre au chanvre, dont il avait aussi décrit
les effets euphorisants et psychotropes.
Après des siècles d'oubli et
d'indifférence, sciences naturelles et philologie se
rejoignirent donc pour montrer au public des nations
occidentales que l'esprit humain - res cogitans et
siège de l'âme - pouvait être
altéré d'une façon spectaculaire par
l'ingestion d'une simple plante. Dans l'intervalle de
quelques années, une avalanche de romans, de contes
et d'essais, où le haschisch jouait un rôle
tantôt de protagoniste, tantôt de comparse, alla
s'ajouter à ceux qui, dans la même
période, étaient écrits sur une autre
drogue d'origine végétale, l'opium.
Premières études. Si Charles
Baudelaire, grand témoin de cette fascination
littéraire, ne fut peut-être qu'un spectateur
critique des actions du haschisch, son contemporain Jacques
Joseph Moreau de Tours, médecin à
Bicêtre, théorisa que seule une
expérience personnelle de cette drogue permet d'en
saisir la nature complexe (voir l'encadré
ci-après). Dans la préface à son
traité Du haschisch et de l'aliénation
mentale, paru en 1845, il affirme : «
L'expérience personnelle est ici le
critérium de la vérité. Je conteste
à quiconque le droit de parler des effets du
haschisch, s'il ne parle en son nom propre, et s'il n'a
été à même de les
apprécier par un usage suffisamment
répété. »
Dès 1848, le médecin anglais
Robert Christinson note : « Il s'agit d'un
médicament qui mérite des études plus
approfondies. »
Que l'on souscrive ou pas à cet avis, il est
indéniable que Moreau a été le premier
à proposer une théorie psychologique des
effets de cette drogue. Selon lui, nous vivons dans le
présent grâce à un acte de
volonté qui dirige notre attention vers tous les
objets et les phénomènes qui ont pour nous un
intérêt actuel. Le haschisch, en affaiblissant
la volonté - c'est-à-dire en réduisant
la force intellectuelle qui domine les idées, les
associe et les relie - laisse libre cours aux souvenirs et
à l'imagination. Passé et futur prennent alors
le dessus sur le présent, provoquant un état
de dissociation d'idées qui, d'après Moreau,
n'est pas seulement un symptôme primaire du
cannabisme, mais aussi un « fait primordial
» à la base de toute aliénation mentale.
Les paradis artificiels
« C'est d'abord une certaine
hilarité, saugrenue, irrésistible,
qui s'empare de vous. Ces accès de
gaieté non motivée, dont vous
êtes presque honteux, se reproduisent
fréquemment et coupent des intervalles de
stupeur pendant lesquels vous cherchez en vain de
vous recueillir. Les mots les plus simples, les
idées les plus triviales prennent une
physionomie bizarre et nouvelle [...]. Des
ressemblances et des rapprochements incongrus,
impossibles à prévoir [...]
jaillissent dans votre cerveau [...]. Bientôt
les rapport d'idées deviennent tellement
vagues, le fil conducteur qui relie vos conceptions
si tenues, que vos complices seuls peuvent vous
comprendre [...] la bienveillance tient une assez
grande place dans les sensations causées par
le haschisch ; une bienveillance molle, paresseuse,
muette, et dérivant de l'attendrissement des
nerfs. »
Charles Baudelaire, 1860.
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L'importance que Moreau attribue au dérapage des
processus attentionnels causé par le haschisch est
certainement justifiée, comme nous le verrons plus
tard ; son hypothèse que maladie mentale et
intoxication cannabique possèdent des
éléments communs est aussi captivante. Mais
l'élève de Philippe Pinel*, en se concentrant
sur les effets psychotropes du cannabis, négligea
d'autres propriétés pharmacologiques
importantes de cette plante. Celles-ci
n'échappèrent pas au médecin anglais
Robert Christinson, qui les discuta dans son Commentaire
à la pharmacopée britannique et
américaine , publié en 1848. « Dans
mon expérience professionnelle, écrit-il,
le cannabis a provoqué le sommeil, soulagé
la douleur et arrêté les spasmes musculaires ;
je n'ai pas remarqué d'effet
désagréable durant ou après son
action... Dans l'ensemble, il s'agit d'un médicament
qui mérite des études plus approfondies.
»
Symptômes. L'essentiel des effets
exercés par le cannabis sur l'organisme humain, a
été décrit par Moreau et par
Christinson. Comment les décrire à la lueur de
nos connaissances actuelles ? Les symptômes de
l'intoxication cannabique sont d'abord de nature
périphérique, c'est-à-dire
extracérébrale : un profond
élargissement des vaisseaux sanguins (qui
entraîne une baisse de la tension artérielle),
accompagné par une dilatation de la musculature
bronchiale (qui cause à son tour une facilitation de
la fonction respiratoire). La nature psychoactive de la
drogue - cet ensemble de phénomènes qu'aux
temps de Moreau on appelait la fantasia et, de nos
jours, le high - se manifeste dès qu'elle
atteint le système nerveux central (SNC). Les
mouvements deviennent alors plus lents et difficiles ; la
sensibilité aux couleurs, aux saveurs et à la
musique, s'aiguise ; la mémoire des
événements récents s'affaiblit ;
l'individu est saisi par une euphorie souvent très
marquée, tout en restant conscient de son état
d'intoxication ; la notion du temps est perturbée ;
les spasmes musculaires et la douleur sont soulagés.
A des doses très élevées, la prise de
cannabis peut aussi provoquer de véritables
hallucinations, qui consistent, comme l'avait
déjà remarqué Théophile Gautier,
surtout en des distorsions de la perception du corps et de
l'espace. Le cannabis inhiberait également la
réponse immunitaire et réduirait le transit
intestinal (fig. 1). La toxicité aiguë du
cannabis est très limitée, ses modestes effets
toxiques (tolérance, perte de motivation) ne se
révélant qu'à la suite d'un usage
chronique. L'Académie des sciences écrit
prudemment à ce propos : « La toxicité
générale du cannabis [...] bien que faible,
[...] ne peut être considérée comme
dénuée de conséquence à plus ou
moins long terme (1) ». Quant au pharmacologiste
Bernard Roques, il écrivait dans son récent
rapport au secrétariat d'Etat à la
Santé « La toxicomanie au cannabis
n'entraîne pas de neurotoxicité telle qu'elle a
été définie [...] par des
critères neuroanatomiques, neurochimiques et
comportementaux(2) ».
Que les différentes facettes de l'intoxication
cannabique fussent causées par un constituant actif
présent dans les feuilles et dans les fleurs du
chanvre était déjà
soupçonné par Moreau et par Christinson, qui
avaient été témoins de l'isolement
d'autres substances psychoactives d'origine
végétale (morphine, nicotine, etc.). Mais la
caractérisation du composant actif du chanvre se
révéla très ardue : il fallut attendre
en effet plus d'un siècle - les études de
Roger Adams dans les années 1940 et celles de
Raphaël Mechoulam vingt ans plus tard - pour arriver
à établir d'une façon définitive
la structure chimique de ce composé évasif(3).
Le D9-tetrahydrocannabinol (THC) fut alors reconnu, parmi
des centaines de composés présents, comme le
principal responsable de l'activité pharmacologique
du chanvre.
- Figure 1. Le cannabis n'est pas
exclusivement psychoactif. Ses
effets périphériques ont
intéressé les médecins du XIXe
siècle, avant d'être oubliés, puis
étudiés à nouveau aujourd'hui.
Cependant, le pharmacologistes ne parviennent pas
à dissocier les effets sur cerveau de ceux
concernant les autres organes.
Molécule originale. La nature unique de
cette activité se manifeste déjà au
niveau de la structure chimique du THC. Les constituants
actifs contenus dans la plupart des plantes psychotropes,
telles la cocaïne (extraite des feuilles de coca,
Erythroxylon coca) ou la morphine (extraite de
l'opium, Papaver somniferum), sont des substances
alcaloïdes. Elles présentent une charge positive
très faible et forment, par conséquent, des
sels qui se dissolvent sans difficulté dans le sang
et dans les autres solutions qui entourent nos organes
intérieurs.
Le THC, au contraire, est un composé fortement
lipophile qui se dissout beaucoup plus facilement dans les
graisses - comme celles qui forment les membranes
cellulaires - que dans l'eau. Cette propriété
a joué un rôle assez surprenant dans l'histoire
du THC. Mais, pour pouvoir apprécier pleinement ce
rôle, il faut d'abord considérer
brièvement le mécanisme d'action des agents
psychoactifs. Prenons en exemple la morphine, dont on
connaît bien les puissants effets analgésiques
et narcotiques.
Une fois entrée dans la circulation sanguine, la
morphine franchit la barrière qui sépare le
sang du cerveau et pénètre dans le
système nerveux central. Là, elle interagit
avec une fraction très limitée de cellules
nerveuses : celles qui possèdent sur leur surface
extérieure des protéines reconnaissant
exactement sa forme, comme une serrure reconnaît sa
propre clé. La liaison temporaire avec ces
protéines (appelées récepteurs
opioïdes) déclenche une série de
réactions biochimiques à l'intérieur
des cellules, qui changent leurs propriétés
électriques et entraînent les effets
pharmacologiques de la drogue.
A partir de l'isolement du THC et jusqu'à la fin
des années 1980, l'opinion prévalente parmi
les scientifiques était que le THC ne pourrait pas
interagir avec un récepteur à cause de son
affinité pour les graisses ; on pensait plutôt
que cette molécule changeait la fluidité de la
membrane cellulaire d'une façon non sélective.
A cette théorie du THC comme « savon neuronal
» un petit groupe de chercheurs opposa une objection
dictée par l'esprit d'observation et le bon sens : si
le mécanisme d'action du THC est purement
physico-chimique, demandaient-ils, pourquoi ses effets sont,
au contraire, si uniques ? Pourquoi le THC n'aurait-il pas,
comme la morphine, sa propre « serrure » ?
Le récepteur du cannabis fut
identifié par hasard, lorsque deux chercheurs
s'aperçurent qu'ils travaillaient sur le même
sujet
Cette hypothèse gagna du terrain lorsque, en 1988,
Allyn Howlett et ses collaborateurs à
l'université de Saint Louis (Etats-Unis)
montrèrent que la liaison de différents
dérivés du THC aux membranes de cellules de
cerveau suivait des critères très rigides. Un
petit changement de structure chimique entraînait des
modifications importan-tes dans la capacité à
s'associer aux membranes, un phénomène
explicable seulement par l'interaction avec un
récepteur sélectif. Bientôt, d'autres
expériences confirmèrent cette conclusion.
Miles Herkenham, un neuroanatomiste aux National Institutes
of Health (NIH) de Bethesda (Etats-Unis), démontra
que le THC se lie uniquement aux régions du cerveau
qui sont impliquées dans ses effets psychotropes : le
cortex (euphorie, dérangement des processus
attentifs), l'hippocampe (affaiblissement de la
mémoire à court terme), le striatum
(réduction de l'activité motrice, perte de la
notion du temps) et le cervelet (troubles de la coordination
motrice).
Néanmoins, la preuve irréfutable de
l'existence d'un récepteur cannabinoïde dut
attendre l'essor d'une méthode de biologie
moléculaire connue sous le nom de clonage par
homologie. Cette technique permet d'isoler les gènes
de nouveaux récepteurs à partir de la
structure d'un récepteur connu, en tirant profit des
ressemblances génétiques qui existent entre
les membres d'une même famille de protéines. En
d'autres termes, elle consiste à « pêcher
» des récepteurs en utilisant un morceau d'ADN
comme appât. Comme à la pêche,
d'ailleurs, on ne peut pas toujours prévoir ce qu'on
va attraper, et il arrive souvent d'isoler des
récepteurs dont on ne connaît ni la
molécule activatrice ni l'utilité.
Composé endogène. C'est justement ce
qui arriva à une collègue de Miles Herkenham
aux NIH, Lisa Matsuda. Au cours d'une recherche
concentrée sur les récepteurs d'une famille de
protéines appelées tachykinines, la
scientifique isola un de ces récepteurs sans
fonction. Au lieu d'abandonner son « orphelin »
dans un congélateur, elle décida de se mettre
en quête du médiateur chimique responsable de
son activation.
On raconte qu'un jour, après avoir essayé
sans succès une longue liste de composés, elle
passa devant le bureau de Herkenham. Affichée sur la
porte du neuroanatomiste, il y avait une photographie de la
localisation des sites de liaison du THC dans le cerveau du
rat. Matsuda sursauta : la distribution du récepteur
qu'elle avait isolé correspondait comme deux gouttes
d'eau à celle du THC. A ce point, une ou deux
expériences pharmacologiques furent suffisantes pour
prouver que son « orphelin » était la
serrure longuement cherchée : le récepteur
cannabinoïde(4).
Si la fonction d'un récepteur est de capter les
messages chimiques qu'une cellule nerveuse envoie à
une autre, quel peut être le rôle d'un
récepteur qui reconnaît, à
l'intérieur de notre corps, un métabolite
produit par une plante ? La question serait plus
aisée s'il s'agissait d'une phéromone ou d'un
composé odorant, mais comment y répondre dans
le cas d'une substance psychoactive ?
En excluant l'hypothèse que l'évolution ait
prévu la beat generation, reste celle que le
récepteur cannabinoïde reconnaisse la
molécule du THC parce qu'il la prend pour une autre :
c'est-à-dire pour un composé endogène
qui, produit et libéré dans le cerveau,
entraîne des réponses physiologiques semblables
à celles du cannabis. Mais, si une telle substance
existe, comment peut-on en démontrer l'existence ?
En théorie, c'est simple. Il suffit de prendre le
cerveau d'un animal, préparer un extrait cellulaire
et séparer ses différents composants
chimiques. Ensuite, il suffit d'établir si, parmi ces
composants, il y en a un qui se lie spécifiquement au
récepteur du THC et d'élucider sa structure.
Cependant, le cerveau d'un mammifère contient des
millions de molécules différentes, ce qui rend
la substance cannabinoïde endogène aussi
difficile à trouver que la proverbiale aiguille dans
la botte de foin.
La bonne formule. Il faut donc avoir une bonne
idée, beaucoup de chance et énormément
de patience. William Devane, un jeune chercheur
américain qui avait déjà
collaboré avec Allyn Howlett à la
découverte du récepteur cannabinoïde, eut
à la fois la bonne idée et la
détermination nécessaire pour la poursuivre.
Son raisonnement était simple : si le
récepteur du THC reconnaît une substance
lipophile, c'est probablement parce que son activateur
endogène a les mêmes propriétés
chimiques. La substance cannabinoïde endogène
serait donc, elle aussi, lipophile. Si cette
hypothèse est correcte, l'isolement de cette
substance hypothétique devrait être plus
facile, car un extrait de composés lipidiques
contient, naturellement, un nombre plus limité de
molécules qu'un mélange de protéines,
lipides et hydrates de carbone. En développant son
idée, Devane s'embarqua dans un avion pour
Jérusalem et alla travailler dans le laboratoire de
Raphaël Mechoulam.
William Devane baptisa la molécule
qu'il avait découverte anandamide, du sanscrit
ananda, « félicité »
En 1992, au bout de deux années
d'expériences et après avoir manipulé
des centaines de cerveaux de porc, Devane isola quelques
milligrammes d'un composé qui s'associait d'une
façon sélective au récepteur
cannabinoïde cérébral(5). La
quantité qu'il avait isolée était
minuscule, mais suffisante pour établir la
composition de la molécule inconnue, à l'aide
de techniques de résonance magnétique et de
spectrométrie de masse.
Hypothèse. Son hypothèse de
départ se révéla exacte. Le
composé cannabinoïde endogène
était effectivement une molécule lipophile,
bien que douée d'une structure chimique très
différente de celle du THC : la longue chaîne
d'un acide gras polyinsaturé (proche d'une autre
classe de lipides bioactifs, les eicosanoïdes) y
était condensée avec une molécule
d'éthanolamine (fig. 2). Puisque l'acide gras en
question s'appelle acide arachidonique, le nom chimique de
la substance cannabinoïde endogène est
arachidonyl-ethanolamide ; mais Devane, qui a un faible pour
la culture indienne, préféra la baptiser
anandamide, du sanskrit ananda, «
félicité » (voir l'encadré
ci-après).
Quelles cellules produisent l'anandamide, et comment ?
Quels stimuli déclenchent sa formation, et dans
quelles circonstances ? Quels sont les rôles de
l'anandamide dans la fonction cérébrale ?
- Figure 2. Le THC, composé
actif du cannabis, et
l'anandamide, le cannabinoïde présent
naturellement dans notre cerveau, possèdent des
formules chimiques très différentes. Ils se
lient cependant sur les mêmes récepteurs. Le
nom chimique de l'anandamide est
arachidonyl-ethanolamide.
Un deuxième
cannabinoïde endogène
Trois ans après la
découverte de l'anandamide, Takayuki Sugiura
à l'université de Teikyo au Japon et
Raphaël Mechoulam à l'université
de Jérusalem proposèrent l'existence
d'une autre substance cannabinoïde
endogène. Les deux groupes montrèrent
que le 2-arachidonylglycerol (2-AG), un
dérivé de l'acide arachidonique dont
la structure chimique ressemble beaucoup à
celle de l'anandamide, était capable de se
lier aux récepteurs cannabinoïdes et de
reproduire les effets pharmacologiques du THC.
Malgré ses ressemblances structurales avec
l'anandamide, le 2-AG est produit par l'activation
d'une voie biochimique différente.
On en sait encore
très peu sur les rôles physiologiques
du 2-AG. Nephi Stella, dans notre laboratoire, et
Paul Schweitzer (au Scripps Research Institute) ont
montré que la production de ce
composé est stimulée par
l'activité de fibres nerveuses qui
sécrétent du glutamate - un
neurotransmetteur impliqué dans les
processus de formation de la mémoire. Une
fonction physiologique du 2-AG pourrait donc
être le réglage de ces processus,
peut-être par l'inhibition des effets du
glutamate.
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Faire une expérience scientifique signifie tout
d'abord imaginer un morceau de réalité
possible, que les manipulations et les données
expérimentales nous permettent de considérer,
plus que possible, probable. Quel scénario
pourrions-nous donc envisager ? Tout d'abord, une cellule
nerveuse, stimulée, libère l'anandamide dans
le milieu extracellulaire. Là, l'anandamide prend
contact avec des cellules qui présentent sur leur
membrane le récepteur cannabinoïde.
A la différence de la plupart des
neurotransmetteurs, l'anandamide est produit sur demande par
les neurones
Ce dernier transmet la nouvelle que la liaison a eu lieu
en changeant sa forme et en obligeant d'autres
protéines qui lui sont proches à faire de
même. Le message passe ainsi à
l'intérieur de la cellule, qui modifie ses
propriétés biochimiques et électriques,
selon sa localisation dans le cerveau et ses fonctions
physiologiques. Une fois sa tâche terminée,
l'anandamide est rapidement éliminée : ses
effets disparaissent pour faire place à un nouveau
cycle de neurotransmission.
Plusieurs données expérimentales confirment
ces prédictions. Les travaux menés dans notre
laboratoire (d'abord au sein de l'unité 109 de
l'INSERM, dirigée par Jean-Charles Schwartz, et puis
au Neurosciences Institute de San Diego) ont reconstruit les
étapes principales du mécanisme de formation
de l'anandamide(6).
A la différence d'autres médiateurs
neuronaux, tels que la dopamine et les neuropeptides,
l'anandamide n'est pas emmagasiné dans les
vésicules synaptiques, ces sachets microscopiques qui
sécrètent leur contenu de neurotransmetteurs
dans l'espace entre un neurone et un autre. Au contraire,
l'anandamide est produit sur demande par clivage enzymatique
d'un précurseur présent dans la membrane du
neurone (fig. 3). Le processus d'inactivation de
l'anandamide, étudié dans notre laboratoire,
est assuré par un double mécanisme de
recapture et de dégradation enzymatique : une
protéine spécialisée dans la fonction
de transport reconnaît l'anandamide extracellulaire,
tout comme le ferait un récepteur, et la
véhicule à l'intérieur de la cellule
où elle est détruite par une enzyme ad
hoc (7).
- Figure 3. L'activation des
récepteurs de la dopamine amène une enzyme particulière (de
la classe des phospholipases) à découper un
précurseur présent dans la membrane des
cellules. L'anandamide est ainsi produit et
libéré sur commande par les cellules. Son
inactivation rapide est assurée par un double
processus de recapture et de dégradation : une
protéine de transport le véhicule à
l'intérieur de la cellule où une enzyme
ad hoc le détruit.
Dans quelles régions du système nerveux
central a lieu la libération d'anandamide, et dans
quelles circonstances ? Une réponse partielle
à cette question, qui reste en bonne partie
inexplorée, est suggérée par une
série d'expériences très
récentes, conduites dans notre laboratoire par Andrea
Giuffrida, en collaboration avec Loren Parsons (au Scripps
Research Institute de San Diego).
Analogie. Nous avons étudié la
libération d'anandamide dans le striatum, une
région du cerveau qui contient un nombre très
élevé de récepteurs cannabinoïdes.
En raisonnant par analogie avec d'autres neurotransmetteurs,
nous avons supposé que, si l'anandamide joue en
rôle de modulation dans cette région, il
devrait être produit et libéré lorsque
les neurones striataux sont actifs. Pour tester cette
hypothèse, il était nécessaire de
mesurer le relargage d'anandamide dans des conditions le
plus physiologiques possible, ce que nous avons fait en
utilisant la microdialyse, une technique qui permet de
déterminer les concentrations de différents
médiateurs chimiques dans le cerveau d'un animal
vivant.
A notre grande surprise, l'activité
électrique des neurones striataux ne causa qu'une
faible libération d'anandamide. En revanche, le
lipide était relargué en quantités
très importantes lorsque nous stimulions un sous-type
de récepteurs de la dopamine, appelé
récepteur D2. Or, les travaux de l'équipe de
Jacques Glowinski (au Collège de France) et d'autres
scientifiques avaient montré que l'une des fonctions
primaires de la dopamine est de faciliter l'activité
motrice, un rôle qu'elle exerce en partie grâce
à l'activation de ces récepteurs D2 dans le
striatum . En montrant que ceux-ci causent la
libération d'anandamide, nos données
suggéraient donc que le système
cannabinoïde pourrait, lui aussi, participer au
contrôle du mouvement.
Pour déterminer si cette hypothèse
était correcte, nous avions à disposition un
outil pharmacologique précieux. En 1994, les
scientifiques de Sanofi Recherche à Montpellier ont
en effet mis au point un antagoniste sélectif du
récepteur cannabinoïde, le composé
SR141716A (un antagoniste est une molécule qui se lie
très fortement au récepteur sans provoquer son
activation, et qui empêche ainsi la fixation
d'activateurs). Ce produit nous a permis d'évaluer le
rôle de l'anandamide dans le contrôle du
mouvement, en collaboration avec Fernando Rodriguez de
Fonseca et Miguel Navarro, à l'université
Complutense de Madrid.
L'interaction entre dopamine et anandamide
pourrait nous aider à comprendre plusieurs maladies
mentales, dont la schizophrénie
Un phénomène très intéressant
se présenta tout de suite à notre attention :
tandis que l'antagoniste cannabinoïde n'avait aucun
effet lorsqu'il était administré tout seul, il
causait une forte augmentation des mouvements induits par la
stimulation du récepteur D2(8).
L'interprétation la plus plausible de ces
résultats était que l'anandamide
relargué par l'activation des récepteurs D2
agit comme un « frein » qui contrôle et
régularise l'activité stimulante de la
dopamine (fig. 4). La fonction de l'anandamide se
révélait par la même partiellement
élucidée : moduler finement les effets de ce
neurotransmetteur essentiel.
- Figure 4. La dopamine,
via
les récepteurs de type D2, facilite l'activité motrice en
même temps que la synthèse d'anandamide, qui
active les récepteurs cannabinoïdes inhibant
le mouvement. L'anandamide modulerait, entre autres, les
effets de la dopamine sur la motricité.
Cette connexion entre dopamine et anandamide, mise en
relief par ces résultats, pourrait nous aider
à mieux comprendre certaines affections
neuropsychiatriques. Par exemple, on sait que plusieurs
maladies mentales - y compris la schizophrénie et le
syndrome de Gilles de la Tourette* - sont
caractérisées par une activité
excessive du réseau de neurotransmission qui utilise
la dopamine comme médiateur. Si le système
cannabinoïde endogène est mis en jeu par la
dopamine, comme nos données le suggèrent, les
taux cérébraux d'anandamide devraient
être plus élevés chez les individus
affligés par ces maladies(9).
Résultats préliminaires.
Effectivement, une étude que nous avons conduite
récemment en collaboration avec Markus Leweke et
Hindrich Emrich, à l'université de Hanovre
montre que le liquide céphalo-rachidien* de patients
schizophrènes contient une concentration d'anandamide
plus élevée que celui de sujets sains. Bien
que ces données soient trop préliminaires pour
nous permettre de tirer des conclusions définitives,
elles suggèrent tout de même que le
système cannabinoïde endogène joue un
rôle significatif dans certaines maladies mentales, et
pourrait être donc choisi comme cible pour des
nouveaux médicaments antipsychotiques.
L'hypothèse que Moreau de Tours avait formulée
en 1845 se révèle confirmée.
Un nouveau médicament. Les applications
thérapeutiques possibles de médicaments
agissant sur le système cannabinoïde
endogène ne se limitent pas au domaine de la
neuropsychiatrie. Les propriétés
analgésiques du THC et d'autres activateurs des
récepteurs cannabinoïdes, auxquelles faisaient
déjà allusion les scientifiques du
siècle dernier, ont été
confirmées par plusieurs études
récentes.
En particulier, les travaux de Michael Walker (à
la Brown University de New York) et de Howard Fields
(à l'université de Californie) ont
montré que les dérivés du THC agissent
en activant des récepteurs cannabinoïdes
présents dans les mêmes régions du
cerveau affectées par les opiacés, et
produisent des effets antalgiques* tout à fait
comparables(10).
Si les propriétés analgésiques des
dérivés du THC n'ont pas encore
été exploitées
thérapeutiquement, c'est principalement à
cause de leurs actions psychotropes. Mais, aujourd'hui, la
prévention de ces effets collatéraux n'est
plus un problème insoluble. Par exemple, des
récepteurs cannabinoïdes à fonction
analgésique ont été découverts
dans la peau et dans d'autres tissus
périphériques : il est donc concevable que des
molécules de synthèse capables d'activer ces
récepteurs extracérébraux d'une
façon sélective puissent soulager certaines
formes de douleur sans provoquer les inconvénients
typiques des cannabinoïdes à action centrale.
De nombreuses données anecdotiques et quelques
études cliniques suggèrent que des agents
cannabinoïdes à action
périphérique pourraient également
être employés dans le traitement symptomatique
de la sclérose en plaques. La prise de cannabis ou
l'administration de THC semblent réduire les spasmes
musculaire et la douleur chronique qui caractérisent
cette maladie(11).
Contre l'anorexie. Les effets anti-vomitifs du
cannabis et sa capacité à stimuler
l'appétit ont été confirmés par
plusieurs témoignages cliniques, mais les bases
neurobiologiques de ce phénomène restent
inconnues. De plus, les expériences effectuées
sur des modèles animaux n'ont apporté
jusqu'à maintenant que des résultats ambigus.
Son utilisation dans le traitement de l'anorexie et de la
nausée associées avec la prise de
médicaments anticancéreux reste
envisagée. Il existe par ailleurs une forme grave
d'anorexie dans laquelle les agents cannabinoïdes
pourraient trouver une application thérapeutique : l'
anorexia nervosa, un syndrome neuropsychiatrique qui
atteint 1 % des adolescentes et qui est
caractérisé par un taux de mortalité
très élevé (5% à 18 %).
Les études de Per Södersten et de Cecilia
Bergh au Karolinska Institut de Stockholm suggèrent
que cette maladie est causée par une activité
excessive des mécanismes cérébraux de
récompense associés à la dopamine(12).
L'activation du système cannabinoïde
endogène pourrait être exploitée, comme
nous l'avons vu, pour contraster cet état
d'hyperactivité dopaminergique et pour corriger ces
symptômes.
Les effets psychotropes liés
à l'utilisation des cannabinoïdes restent un
obstacle majeur à leur utilisation
thérapeutique
A l'opposé, si les activateurs du récepteur
cannabinoïde stimulent l'appétit, les
antagonistes de ce même récepteur devraient
exercer un effet contraire, et entraîner une
réduction de la prise alimentaire. C'est justement ce
qu'a pu constater l'équipe de Gianluigi Gessa
(à l'université de Cagliari), à la
suite d'une série d'expériences avec
l'antagoniste cannabinoïde. L'utilité de cette
classe de composés dans le traitement de
l'obésité, suggérée par ces
données, doit naturellement être
confirmée par des essais cliniques.
Il faut toutefois insister sur un point. Les effets
psychotropes liés à l'utilisation de
composés cannabinoïdes restent un obstacle
majeur à leur utilisation thérapeutique.
L'identification de récepteurs
périphériques aux propriétés
différentes de leurs homolgues présents dans
le cerveau, et le développement d'outils
pharmacologiques qui leur soient propres est une
première piste de recherche. La seconde est offerte
par les inhibiteurs sélectifs du processus
d'inactivation de l'anandamide.
Cette classe de molécules, que notre laboratoire
est en train de développer en collaboration avec
Alexandros Makriyannis, de l'université du
Connecticut, a comme effet primaire de causer une
accumulation d'anandamide dans le milieu extracellulaire, ce
qui provoque une activation des récepteurs
cannabinoïdes limitée aux régions du
cerveau où l'anandamide est relarguée. Cette
approche permettra peut-être d'identifier de nouveaux
outils pharmacologiques avec un spectre d'action plus
favorable que les activateurs directes des récepteurs
cannabinoïdes.
DANIELE PIOMELLI
Pour en savoir plus
- Bernard Rocques, Les Drogues et leurs dangers, rapport
au secrétariat d'Etat à la santé,
Editions Odile Jacob, 1998
- Mary Lynn Mathre, Cannabis in Medical Practice : A
legal, Historical and Pharmacological Overview of the
Therapeutic Use of Marijuana, Mc Farland & Company,
1997.
- Solomon Snyder, La Marijuana, Editions du Seuil, Paris,
1981.
*LA PHILOLOGIE est l'étude historique des textes.
*PHILIPPE PINEL (1745-1826). Médecin à
Bicêtre puis à la Salpêtrière, il
abolit les méthodes thérapeutiques brutales
auxquelles étaient soumis les aliénés.
On lui doit, notamment, un Traité
médico-philosophique sur l'aliénation mentale
ou la manie (1801).
*LE LIQUIDE CÉPHALO-RACHIDIEN baigne le
système nerveux central, en deux compartiments
interconnectés : l'un, périphérique,
entre les méninges et le cerveau et l'autre, central
- les ventricules cérébraux.
*LA MALADIE DE GILLES DE LA TOURETTE est
caractérisée par des mouvements involontaires
(tics), des troubles du langage et mène à une
détérioration intellectuelle progressive.
*LES ANTALGIQUES calment la douleur.
(1) Aspects moléculaires cellulaires et
physiologiques des effets du cannabis, rapport de
l'Académie des sciences, 1997.
(2) B. Roques, Les Drogues et leurs dangers, rapport au
secrétariat d'Etat à la Santé Odile
Jacob, 1998.
(3) Gaoni et R. Mechoulam, J.A.M. Chem. Soc, 86, 164,
1964.
(4) L.A. Matsuda et al., Nature, 364, 561, 1990.
(5) W. A. Devane et al., Science, 258, 1946, 1992.
(6) V. Di Marzo et al., Nature, 372, 686, 1994.
(7) M. Beltramo et al., Science, 277, 1094, 1997.
(8) A. Giuffrida et al., Nature Neuroscience, 2, 358,
1999.
(9) F.M. Leweke et al., Neuroreport, 10, 277, 1999.
(10) A. Calignano et al., Nature, 394, 277, 1998.
(11) P. Consroe et al., European Neurology, 38, 44, 1997.
(12) P. Södersten et C. Bergh, Lancet, 351, 9113,
1427, 1998.
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