Une interview d'Edgar Morin, par Laure Adler

 

Laure Adler : Parlez de vos idées, de cette méthode élaborée depuis 30 ans. La planète va mal, les dictatures progressent... Comment voyez-vous un futur possible plus solidaire et réellement envisageable ?

Edgar Morin : Un avantage de la mondialisation commencée dans les années 90 : elle a apporté une sorte d'infrastructure à une possible société-monde, parce qu'une société pour exister a besoin d'un territoire avec des moyens de communication, or depuis le portable jusqu'à l'Internet, on n'a jamais eu autant de moyens de communication aussi immédiats, totaux,... Une société doit avoir une économie. Elle doit la réguler. Nous avons les infrastructures techniques et économiques, nous n'avons pas les structures ; et nous n'avons pas la conscience commune qui est de se sentir membres d'une société, d'une patrie, c'est-à-dire d'une communauté de destin. Pourtant, la communauté de destin existe, nous avons tous les mêmes problèmes fondamentaux de vie et de mort sur la planète, il y a une interdépendance de tous, la dissémination des armes nucléaires, la dégradation de la biosphère, l'économie dérégulée, l'incapacité de traiter de problèmes aussi fondamentaux que la dignité de populations immenses...

LA : Tous les signaux sont au rouge pour nous humains, et pourtant on va quand même continuer à vivre, alors comment on va faire, ça va exploser ?

EM : Les tendances probables sont très mauvaises, elles sont catastrophiques, mais dans l'histoire, il y a l'improbable. Or, je pars de l'idée suivante : quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, soit il s'effondre soit il a la capacité de générer en lui un système plus riche qui peut traiter ces problèmes. Il est condamné à se désintégrer ou à régresser (retour à des fermetures nationalistes ou religieuses), ou bien il va être capable de se métamorphoser, et la métamorphose c'est quelque chose qui ne peut pas être prédit à l'avance, nous pouvons la prédire une fois que nous savons : nous voyons une chenille, nous la voyons entrer dans une chrysalide, puis se transformer en papillon, mais celui qui voit une chenille et qui ne sait pas qu'elle va se transformer en papillon, il est complètement ébloui : comment une chenille peut se transformer en papillon ? C'est un processus d'autodestruction et d'auto-recréation ; moi je crois aux possibilités de métamorphose, elles existent dans l'univers biologique, elles existent dans l'univers historique, mais actuellement les symptômes de la métamorphose ne sont pas encore là. Mais plus la crise planétaire va s'aggraver, plus les forces de régénération vont apparaître en même temps que plus de danger va devenir menaçant, c'est incontestable : "là où croît le péril croît aussi ce qui sauve" (Holderlin). Je désespère et j'espère, je n'arrive pas à dissocier espérance et désespérance dans l'idée même que la solution catastrophique dans laquelle nous allons est la seule qui, à un certain moment, peut provoquer la transformation.

LA : Que nous est-il permis d'espérer dans ce monde qui va si mal et que vous cartographiez de manière si sévère parce que la réalité hélas est très noire ?

EM : Le vaisseau spatial Terre est propulsé par 4 moteurs absolument incontrôlés : la science, la technique, l'économie et le profit, et tout semble être catastrophique : mais l'improbabilité c'est ce qui peut faire changer le cours des choses. Nous ne voyons pas encore, nous voyons simplement des petits signes très dispersés de résistance à ce processus, des tentatives de prises de conscience de la communauté terrestre, de la Terre patrie, des tentatives de réformer l'esprit, parce qu'il faut réformer la connaissance aussi pour sauver le monde ; je ne dis pas que c'est seulement la connaissance qui va sauver le monde parce qu'il y a des formes inconscientes qui jouent heureusement en nous ; non, si vous voulez, moi j'ai un espoir dans l'improbable, et je parie sur l'improbable. Mon éthique, finalement : résister, résister à la cruauté du monde, résister à la barbarie humaine. Mais cette éthique de résistance, qui est négative, a son côté positif : c'est permettre l'accomplissement, que chacun puisse vivre poétiquement sa vie ; la prosaïté de la vie c'est de faire des choses ennuyeuses, embêtantes, obligées, serviles ; la poésie, c'est de s'épanouir, dans l'amitié, dans l'amour, dans la communion, dans l'affect. C'est ça aussi l'éthique, que chacun puisse vivre poétiquement, donc si vous voulez j'ai une espérance sur un fond de désespérance, et ma façon de penser, dont je parlais tout à l'heure, c'est une pensée qui gêne beaucoup, parce qu'on me dit : "êtes-vous optimiste ou pessimiste ?", je dis : "un optipessimiste". "Est-ce que vous espérez ou est-ce que vous désespérez ?", je dis : "j'espère sur un fond de désespérance", donc c'est ma façon de penser et c'est ça qui est difficile de comprendre, ce n'est pas des raisonnements sophistiqués.

LA : Avec cette lucidité désespérée mais pas désespérante, au fond on a l'impression que plus vous vieillissez, plus vous êtes un homme heureux.

EM : J'aime pas, parce que "être un homme heureux" ça veut dire comme si c'était une qualité stable.

LA : Mais trouver votre place dans le monde, être bien avec vous-même.

EM : Non, ce n'est pas aussi simple. J'ai des difficultés avec moi-même ; ma place dans le monde... vous savez, je suis un cheminant, je suis un navigant, donc je n'ai pas tellement un lieu. Ce qu'il y a c'est qu'effectivement j'ai des moments de bonheur, parce que les moments de bonheur sont des moments de poésie de vie, d'amitié, de rencontres ; mais je sais très bien que le bonheur doit se payer par du malheur parce que quand vous perdez les conditions du bonheur ou les êtres chers, vous êtes très malheureux. Dc pour moi, dans le fond, par exemple en éthique on dit "oui l'éthique c'est la recherche de la bonne vie, c'est la recherche du bonheur" : j'ai évité ce mot de bonheur, ou bonne vie, pour le mot de poésie, qui est à mon avis plus beau, plus grand et plus risqué.

© "L'invitation au voyage", Cinétévé / TV5 monde - 8 août 2005