DES MOTS, DES MOTS.

 

par Fournier

 

Charlie Hebdo n°83 du 19 juin 1972, pp. 12 à 14.

 

 

Je m'excuse de ne pas répondre aux Marxistes qui m'écrivent pour polémiquer (1). Les rares fois où je me suis risqué à tenter de leur expliquer que j'étais d'accord avec eux et avec leur pépé sur un tas de questions, ils m'ont répondu que j'étais bien con de ne pas être d'accord avec eux entièrement sur tout, vu que leur pépé leur avait tout bien expliqué à fond, vraiment rien à ajouter. L'écologie ? L'écologie c'est dans Marx, c'est pas les écologistes qui l'ont découverte c'est Marx ! Verset 245 du livre IV ! Ils peuvent me citer le passage, ils le connaissent par coeur ! « Le capitalisme crèvera d'apoplexie ! » Quelle lucidité, quand on y pense ! Ce mec avait vraiment tout prévu, c'est comme Jules Verne (2). Y'a deux ans, ils m'écrivaient que l'écologie était une notion bourgeoise. C'est encore Marx qui l'avait dit, ils pouvaient me citer le passage. Incollables. Quand même, je note une évolution. Ils ont dû relire Marx plus à fond. Bugey 01, ça leur aura au moins servi à ça.

RIEN QUE DES MOTS.

J'ai jamais prétendu que Marx était un con, ni que tous les marxistes sont des cons, c'est pas les marxistes qui sont des cons, c'est les disciples. Tous les disciples, de qui que ce soit. Une pensée vivante est une pensée qui évolue. La pensée de Marx s'est figée dans ses livres, et dans la tête de ses lecteurs. J'ai pas envie de discuter avec des archivistes (3).

À DROITE, DES MOTS.

J'ai pas envie de discuter avec des mecs qu'ont envie de discuter, et rien de plus. Qui pensent qu'à ça, qui rêvent que de ça. Qu'au petit jeu de la dialectique. Rebaptisé dialogue depuis que Freud, leur second pépé, leur a expliqué que c'était vilain de faire ça tout seul. On va partager les mots, qu'est-ce que ça sera beau. Un jour le peuple prendra la parole et il fera comme nous, il la lâchera plus. On jacassera tous ensemble, ce qui fait que personne entendra personne, mais chacun s'écoutera parler, n'est-ce pas l'essentiel ? et la Révolution ne s'arrêtera qu'à la plénitude du Bonheur.

Tous les mots que j'ai le malheur de leur envoyer par la poste, ils les traduisent en marxien et ils me renvoient la traduction. Ils attendent que je leur renvoie leur texte avec mes annotations, après quoi ils me le renverront avec la correction de mes annotations, et ainsi de suite. Qu'ils attendent, on m'y reprendra plus. Autre chose à foutre que de tourner en rond pendant 107 ans, avec ces maniaques, sans boussole, dans une mer de mots.

A GAUCHE, DES MOTS.

On nous baise bien, avec les mots. Avec cette incroyable quantité de mots qui ôte, à chaque mot, sa qualité. L'homme moderne est assailli de mots, et il se défend par l'indifférence. Ça sert plus à rien, les mots, depuis la dernière inflation, ayant entraîne la dévaluation que l'on sait. Ça sert plus qu'à dévaluer davantage. Les écologistes s'amènent avec une montagne de faits, mais comme ces faits ils sont bien obligés de les traduire en mots y'a qu'à leur opposer une montagne de mots, et voilà les faits devenus indiscernables. Personne ira vérifier, c'est bien trop fatigant, si y'a ou non des faits derrière les mots.

DANS LE FOND, UN DÉCOR AVEC DES MOTS.

Un de ces jours, je me rendrai compte de ma connerie. Je me ferai plouc, je ferai pousser des légumes biologiques pour ma consommation personnelle (4) et pour celle de mon petit noyau familial si scandaleusement bourgeois. J'écrirai plus une ligne, je l'ouvrirai plus que pour dire bonjour et bonsoir. J'attendrai que les faits s'écroulent sur le poulailler, fassent enfin cesser tous ces piaillements. Quelle paix.

LE TEXTE EST COMPOSÉ DE MOTS.

Un type beaucoup moins génial que Cabu mais pas tout à fait con, Winston Churchill, disait en fondant l'ONU, avec quelques canailles de son acabit : « Laissons chanter les petits oiseaux ».

Si je vous cause de Cabu c'est parce qu'il y a un dessin de Cabu qui résume parfaitement la conférence internationale sur la protection, quelle bonne blague ! de l'environnement, qu'est-ce que c'est que ça ? qui se tient actuellement à Stockholm et qui est le grand évènement dont je vous causerais aujourd'hui, au lieu de raconter des conneries comme d'habitude, si j'étais, par exemple, un journaliste sérieux tenant, par exemple, la rubrique « environnement » dans un journal qui respecte son public (les exemples abondent). C'est le dessin où l'on voit deux types de gauche qui discutent de l'attitude à adopter face à un projet d'autoroute : « Je suis CONTRE les autoroutes. C'est plus facile d'arrêter la chaîne de Renault que de démolir une autoroute - Moi je serai CONTRE les autoroutes lorsque tous les ouvriers en auront profilé, pas avant ! » Pendant que les deux types de gauche font une conférence, les deux types de droite font une autoroute : « Je suis POUR les autoroutes, et le plus vite possible il faut s'en mettre plein les poches avant les législatives - Moi AUSSI. » Deux à zéro. Le débat reste ouvert, conclut Cabu. La gauche est divisée, la droite non.

Tant que le débat reste ouvert, tout espoir n'est pas perdu pour la gauche. L'essentiel c'est que chacun puisse s'exprimer, et que le peuple prenne la parole.

Les autres prendront le reste.

CE SONT DES MOTS QUI LE DISENT.

Alors, si vous voulez être tenus au courant des batailles de mots qui vont se livrer à la conférence de Stockholm, z'avez qu'à lire le Monde. Tout y sera. D'ailleurs, j'aurais fait que vous remoudre les comptes rendus de l'envoyé spécial du Monde. Qu'est-ce que je m'en fous des mots qu'on va s'envoyer à la tête à la conférence de Stockholm. Et les mots qu'on va se balancer sur la gueule à la conférence de Daï-Dong, au Tribunal Populaire et dans la rue, au cours des manifestations Powwow, qu'est-ce que je m'en fous aussi. Encore plus si c'est possible. Aucun intérêt. Je veux pas dire qu'il fallait pas la faire cette contre-conférence, fallait la faire mais, justement, pour pouvoir en revenir saturé, saoulé, écoeuré de mots, bien conscient de son impuissance à faire quelque chose avec des mots, et bien décidé à trouver un autre moyen, à changer de méthode, à réinventer la vie, enfin, depuis le temps qu'on en parle, qu'on en parle, qu'on en parle.

DANS LA SALLE, DES MOTS.

La centrale nucléaire Bugey 1 a été couplée au réseau EDF le 15 avril. Après six ans de construction et six mois de réparations, elle a produit les premiers kilowatts.

Quelques jours plus tard, un comité interministériel consacré aux parc régionaux a reconnu la vocation du Bugey comme parc naturel régional, parmi une dizaine de projets en attente.

Le 20 avril, le comité interministériel d'aménagement du territoire a décidé d'accélérer le lancement de la zone industrielle de la plaine de l'Ain.

DANS LA RUE, DES MOTS.

Cette zone de 3000 hectares, la deuxième de France, pourra être portée à 4000 hectares « par la suite », ce qui en ferait l'égale de Fos, dont on calcule déjà qu'il s'y déversera 2500 tonnes d'oxyde de soufre par jour. Les émissions soufrées de toute la région parisienne ne dépassent pas 700 tonnes par jour. Un tel changement d'échelle interdit toute prévision quant aux effets sur l'environnement, et Monsieur Robert Poujade, dont le budget est inférieur au prix de vente d'un seul Concorde et au sixième du prix de revient « officiel » d'un seul sous-marin nucléaire, déclare déjà que tout ce qu'il peut faire c'est « placer les industriels en face de leurs responsabilités ». Le cauchemar de la ville de Lyon, c'est la zone industrielle de Feyzin, au sud. Avec la zone de la plaine de l'Ain, au nord, elle aura deux cauchemars, un pour les jours de vent du Sud, un pour les jours de vent du Nord. « Le poumon vert de Lyon, écrit Arthur, mon pote de Guignol, devient un poumon d'acier ». Les infiltrations inévitables, dues à la future raffinerie de la CFR, pollueront la nappe phréatique située sous la plaine et qui alimente en eau potable toute l'agglomération lyonnaise. Pas d'autre alternative que de faire venir l'eau du Massif Central, à grand renfort d'ouvrages d'art. C'est pourquoi le directeur de l'agence de bassin Rhône-Méditerranée-Corse a proposé une majoration immédiate de 70 % de la taxe de pollution par habitant payée par les communes : une fois de plus, les pollués seront les payeurs. La raffinerie dont les vignerons du Beaujolais n'ont pas voulu, dont les habitants de la Dombes n'ont pas voulu, dont le projet d'implantation a été reporté sur cinq ou six communes successivement à cause des mouvements de révolte des populations, subverties par quelques alarmistes passéistes, et qu'on a surnommée, dans la région, « la raffinerie baladeuse », sera construite à 5 km de Trévoux, entre le Beaujolais et la Dombes, chacun en aura sa part, mais le rapport de la Cour des comptes qui en a ainsi décidé ne sera rendu public qu'après l'élection cantonale partielle qui doit se dérouler prochainement en Beaujolais. C'est pour des raisons du même ordre que l'augmentation de la taxe d'assainissement de l'eau sera étalée jusqu'en 1977. La raffinerie à construire sur la plaine de Loyettes n'a rien à voir avec « la raffinerie baladeuse », il s'agit d'une deuxième, dont on n'avait pas encore parlé dans le coin. Les infrastructures prévues pour la zone industrielle permettront d'accueillir 5 centrales nucléaires au lieu de 3, ce qui permettra de doubler la production (5000 mégawatts au lieu de 2500). Le journal local parle avec respect de « suréquipement du site ». Sans la raffinerie dégueulasse, les lyonnais auraient bu de l'eau tritiée. La pollution radioactive, n'ayant pas plus de saveur que d'existence officielle, n'a pas non plus d'incidences électorales.

A L'HORIZON, DES MOTS.

C'est à Peyrieu, à quelques kilomètres en amont de la zone de Loyettes, que sera implanté le surrégénérateur de 1 000 mégawatts (première MONDIALE) construit en commun par les trusts français, allemands et italiens (mais en territoire français : les autres sont moins fous), 1000 mégawatts est un minimum si l'on veut atteindre un coefficient de rentabilité un peu décent, et il faut se presser si l'on veut parer à la pénurie d'uranium annoncée pour 1980, le surrégénérateur c'est un vrai miracle, il produit plus de combustible qu'il n'en consomme, y a qu'un petit ennui c'est qu'il risque d'exploser comme une bombe. Des savants américains, traumatisés par le souvenir d'Hiroshima, ont calculé que l'explosion d'un surrégénérateur de cette taille suffirait à rendre inhabitable la moitié de l'Europe des Six, mais l'Américain est un grand enfant, nous dit, textuellement, le maire de Loyettes, pour nous rassurer, paraphrasant Fernand Raynaud sans le savoir, il connaît la question, c'est un retraité EDF, il relevait les compteurs, ou quelque chose comme ça, faut pas lui parler des Amerloques, la technique française, messieurs, est la première du monde. Le surrégénérateur fonctionne au plutonium sans ralentisseur ; ça, c'est la bombe. Il est refroidi par un double circuit de sodium et d'eau : ça, c'est le détonateur. En effet, si la moindre fuite met en contact le sodium et l'eau, Boum ! Il nous reste encore une moitié d'Europe relativement peu contaminées. Lu dans la revue « Echos du CEA » cette phrase qui montre bien que la technique française a prévu toutes les éventualités : « S'il est difficile de penser qu'il n'y aura jamais de fuite, le point capital est de savoir si elles ne se déclencheront pas avec une fréquence excessive. » (novembre/décembre 71, page 17). Peut-être, mais si l'on devait renoncer aux surrégénérateurs ce serait, du fait de l'épuisement des réserves de combustible, la faillite pour les industries qui ont consenti, par pur civisme n'en doutez pas, d'énormes investissements dans ce secteur prometteur. C'est qu'il y a, nous explique le maire de Loyettes, des nécessités dont Il faut tenir compte. Nous ne pouvons pas « revenir au Moyen Age ». Nous reviendrons donc à l'âge des cavernes, et par les voies les plus rapides. Si tout se passe bien.

LA PIÈCE PEUT COMMENCER.

On voit bien qu'il a de l'instruction, cet homme. Il parle comme un journal, plus exactement, comme les pages locales du « Progrès de Lyon », celles qui relatent les concours de boules et les banquets d'anciens combattants, avec allocution du député du coin reproduite « in extenso ». C'est le même style, les mêmes mots. On reprend les mêmes mots, on mélange et on sert. Valable en toutes circonstances. Il nous a servi son pot-au-feu habituel au cours d'une réunion « publique » organisée par ses soins pour l'information de ses administrés, et à laquelle il avait pris bien soin de n'inviter que trois pelés, un tondu, lui-même et le curé de la paroisse. Ça lui permettra de prétendre qu'il a mesuré l'inanité de nos arguments.

« On aurait dû se barrer, dit Bobonne. Faire connaître à ces vieux cons que, puisqu'il n'y avait pas de langage commun, c'était pas la peine qu'on perde notre temps. » Peut-être. Mais ils en auraient profité pour prétendre qu'on avait refusé la discussion. « De toutes manières, ils prétendront ce qu'ils voudront, » C'est vrai. On est encore bien cons. On croit encore aux mots.

SOEUR ANNE, NE VOIS-TU RIEN VENIR ?

On s'est servis des mots, à défaut de mieux, pour se foutre de leur gueule. Maigre revanche, mais petit plaisir non négligeable. Y en a si peu, en cette vallée de larmes.

« Si vous voulez bien me permettre de placer deux mots. monsieur le Maire, j'en profiterai pour vous faire une courte lecture. Il s'agit d'un passage du rapport de M. Pellerin, chef des services de radioprotection chargés de la surveillance des centrales nucléaires de l'EDF, présenté au symposium AIEA sur les aspects de l'environnement des dites centrales, en août 70. Document, comme vous le voyez, on ne peut plus officiel. Ecoutez bien :

« En ce qui concerne les réacteurs à uranium naturel et refroidissement par gaz carbonique en circuit fermé (il s'agit, vous ne l'ignorez pas, du type d'usine installé à Saint-Vulbas, c'est-à-dire aux limites de votre commune), les rejets gazeux radioactifs en routine (en routine, c'est-à-dire en marche normale, hors de toute probabilité d'accident) sont essentiellement constitués par l'Argon 41 dont 50 % proviennent des fuites inévitables du circuit de CO2 (plusieurs tonnes par jour) et 50 % du circuit de refroidissement par air de la cuve de béton, soit au total une activité annuelle de quelques milliers de curies d'Argon 41 [de période (5) 110 minutes, émetteur bêta-gamma] déterminant une exposition très limitée. » Exposition « très limitée », cela signifie qu'il faut, pour obtenir une décroissance pratiquement totale, 20 périodes de 110 minutes, soit 37 heures. En 37 heures, l'argon a largement le temps de franchir les 5 kilomètres qui séparent la cheminée de l'usine de cette salle où nous sommes, d'y séjourner longuement, et d'irradier nos bronches à tous.

- Là, je vous interromps !

- Non ! Vous me laissez poursuivre, je n'ai pas terminé. J'ai une autre lecture à vous faire. Celle d'un passage de la brochure « Bugey : électricité propre » éditée par les services de l'EDF, qui vous l'ont fait parvenir avant la réunion des conseillers municipaux que vous avez convoqués pour entendre les arguments de ces messieurs et qui, je le constate, sont absents ce soir, ce qui leur évitera le risque d'entendre les nôtres, que vous estimez non fondés et peu objectifs. Je lis :

« Enfin, du point de vue si actuel de l'environnement, les centrales nucléaires sont propres : elles polluent beaucoup moins l'atmosphère que les autres car elles n'émettent aucun gaz. » Et c'est signé : Louis Néel, de l'Académie des Sciences (et du CEA, mais ce titre ne figure pas dans la brochure), prix Nobel (6).

Cette phrase, monsieur le Maire, énonce un mensonge énorme mais vous refusez de le reconnaître parce que Louis Néel est un dignitaire de cette même société qui a fait de vous, croyez-vous, à plus modeste échelle évidemment, un autre dignitaire. C'est cette liberté de critique du citoyen ordinaire que nous revendiquons, et c'est cette revendication-là qui vous scandalise.

- En somme, vous considérez le professeur Néel comme un farfelu !

- Pas du tout ! Je le considère comme un imposteur !

- Allons, monsieur Prémillieu, soyons sérieux ! »

Soyons sérieux, monsieur Prémillieu. Si vous traitez, d'emblée, les prix Nobel d'imposteurs, de quoi allez-vous me traiter, moi, dans cinq minutes ? On ne peut pas discuter sur de telles bases.

JE VOIS VENIR DES MOTS.

« Et d'ailleurs, je vous ferai observer que j'ai eu l'amabilité de provoquer cette réunion dans l'espoir d'aboutir à un échange de vue fructueux avec des interlocuteurs courtois (espoir déçu, je suis navré de le constater), mais qu'il n'y avait là aucune obligation de ma part. Toute cette affaire ne me concerne pas, puisque la centrale est installée sur la commune de Saint-Vulbas.

- Si j'ai bien suivi votre raisonnement, à supposer qu'on installe à Saint-Vulbas un canon à moyenne portée et que ce canon se mette à tirer de gros obus sur Loyettes, vous ne vous sentirez pas davantage concerné, la responsabilité de l'implantation du canon incombant à la municipalité de Saint-Vulbas ?

- Oh ! Oh ! Vous êtes drôle, vous me faites rire ! C'est une image amusante, mais ça n'a évidemment rien à voir, la centrale n'est pas destinée à tirer des obus ! Vous le savez bien ! Soyons sérieux, je vous prie ! »

Faut être sérieux, quand on s'adresse à des cons.

Fournier.

 

DERNIERE MINUTE

Dernière minute. J'ai assisté au débat sur l'écologie de l'Obs, club du Nouvel Observateur. L'immeuble est martien, mais les hôtesses d'un soir avaient le genre hippie.

Plusieurs « personnalités », présentes dans la salle (Mendès-France, professeur Jacob), devaient prendre parole après les conférenciers, mais se sont abstenues, c'est le public qui a questionné à leur place. Il était jeune, pas con, pas insolent, et pas respectueux non plus.

Failli me faire avoir : pendant dix minutes, j'ai eu l'impression que Mansholt était sincère. Il l'était, mais comme un politicien peut l'être, et pas davantage. Quand un type de Nature et Progrès lui a demandé comment il pouvait continuer d'appliquer le « premier plan Mansholt » tout en demandant la prise en considération du « second », il a noyé la question dans du baratin électoral.

Marcuse commence à avoir un peu l'air d'un vieux con, et démagogue, ce qui n'arrange rien. A croire que 50 ans se sont écoulés depuis mai 68.

Edgar Morin a une tête de sociologue et un langage à l'image de sa tête, il aligne les mots (j'ai ainsi appris qu' « emballement » a deux synonymes : « métastase » et « run away ») et les jeux de mots (le mythe de la croissance est, parait-il, miteux). Il a au moins le culot de faire son esbrouffe en terrain découvert.

Je vous dessine les gueules des orateurs.

Tous personnages intelligents, intelligents, ils n'en ont pas moins servi de faire-valoir à Goldsmith, le seul à rire et à faire rire, et qui ne leur a pas envoyé dire que certains d'entre eux faisaient, comme à Stockholm (d'où il venait), de la récupération. J'ai jamais vu un écologiste comme Goldsmith. Il annonce les plus épouvantables catastrophes en arrêtant pas de se marrer comme une baleine. La connerie humaine l'émerveille. Ça ne l'a pas empêché d'apparaître comme le seul sérieux, le seul conscient, le seul à ne pas se payer de discours, et à poser les problèmes tels quels. Je comprends que ce « cynisme » scandalise les idéologues.

Mais j'ai bien tort d'encore me casser le cul à essayer de convaincre les marxistes, ça n'a plus tellement d'importance. Je crois que ç'a été la surprise de la soirée, pour tout le monde. Quand l'un d'eux a demande à Mansholt quelle part il faisait à la lutte des classes qui va pourtant bien se poursuivre dans la société future, « je voudrais une réponse PRECISE », ils sont tous pareils, j'ai cru sentir que ça faisait chier la salle. Le marxisme serait-il déjà passé aux profits et pertes ? C'est ce que semblait insinuer un type à grande gueule mais très futé, auteur de la meilleure intervention.

Finalement, je crois, la révolution écologique, ce sont des types comme Goldsmith, c'est-à-dire qui PARTENT de la réalité écologique, ce sont des pragmatiques comme Goldsmith qui lui donneront sa forme. Les autres suivront. Ils peuvent pas faire autrement.

Mansholt dit pas que des conneries, Bosquet non plus. Personne. Le Nouvel Obs investi par l'écologie, la CFDT qui se mouille, c'est un événement. D'importance, croyez-moi.

Paul-Emile Victor a conclu en faisant observer qu'on avait parlé de tout, sauf de pollution. Ma foi, je m'en étais même pas aperçu. Tiens, y'avait pas Mouna ! Ils avaient dû le kidnapper.

 

F.

 

Herbert Marcuse :

« Il faut atteindre : 1. Les bases du système (processus de production). 2. Les racines du système (conscience mutilée des individus) »

 

Edward Goldsmith, écologiste autodidacte, directeur de "The Ecologist" (Blueprint for Survival). « Illitch a dit : "Plutôt que de résoudre le problème de la pauvreté, on l'a modernisé !" »

Philippe Saint-Marc, technocrate honnête (specimen rarissime), auteur d'un beau livre ("Socialisation de la Nature")

 

NOTES

(1) Je réponds pas non plus à ceux qui m'écrivent que Marx est pour eux un bon instrument de travail et que leur réflexion, à partir de Marx, commente avec celle de beaucoup d'autres, dont la mienne. Ceux-là, en effet, que leur dire de plus ?

(2) Son contemporain, qui déjà envoyait des fusées dans la Lune. Les mêmes qui allaient permettra à Gagarine de monter au ciel, et d'en redescendre en rigolant bien fort : il avait pas vu Dieu, assis sur son petit nuage, avec son auréole sur la tête. C'est bien la preuve que les curés racontent que des conneries. Des marxistes me font observer que Marx était pas, comme je le prétends, tout imprégné de scientisme et sans du tout s'en douter puisqu'il a justement, au contraire, hi ! hi ! je suis bien baisé, si je l'aurais lu je l'aurais su, fait le procès du scientisme de son époque. Ça me fait penser à un pote que j'aime bien, je voudrais pas lui donner l'impression que je le prends comme tête de turc, non, ça tombe comme ça, apostrophant le professeur Faussurier : « Cette science que vous critiquez, c'est celle d'Auguste Comte ! » Allons, Léon, t'en es encore là ? Auguste Comte, c'est l'alibi du scientiste contemporain : « Je suis pas scientiste, puisque je suis quand même moins naïf qu'Auguste Comte. » Je suis pas curé, puisque j'ai échange ma soutane contre un pantalon...

Ben voyons.

Si c'est le mot scientisme qui vous chiffonne, remarquez, on peut l'échanger contre un autre. C'est pas les mots qui manquent.

(3) Etre de gauche, aujourd'hui comme hier, c'est avoir compris que le réalisme commence par l'exigence de justice, et que cette justice est une nécessité naturelle : c'est-à-dire qu'on ne peut ni la revendiquer ni l'octroyer, mais seulement la vivre. Les courants « environnementalistes » peuvent se diviser en une droite et une gauche selon qu'ils sont allés plus ou moins loin dans la poursuite des conséquences de leurs idées de départ. C'est la logique même de ces idées qui les porte à un perpétuel dépassement. Qu'ils le veuillent ou non, qu'ils le sachent déjà ou qu'il leur reste encore à l'apprendre, les politiciens de l'écologie, s'ils veulent rester dynamiques, c'est-à-dire crédibles, sont condamnés à suivre des voies convergentes, et à se rejoindre en un point qu'aucun d'entre eux n'a encore atteint.

Mansholt, dans ses propos, va déjà beaucoup plus loin que le mois dernier. J'ai dit ici ce que je pensais de ses motivations et de celles des industriels du Club de Rome, commanditaires du rapport du M.I.T. N'empêche que les conclusions du rapport sont extraordinairement révolutionnaires pour qui veut bien les considérer hors de leur contexte, et qu'un Mansholt, maintenant qu'il a mis le doigt dans l'engrenage, n'a plus le choix qu'entre aller plus loin, et encore plus loin, ou prendre place sur le même rayonnage que Poujade. Robert Poujade est un sacrifié et il le sait. Dans la mesure où ils sont réellement nus, les journaux les plus proches du pouvoir économico-politique commencent à ne plus oser citer le ministre de l'Environnement qu'avec les réserves devenues d'usage : signe qu'il n'est plus possible de le prendre tout à fait au sérieux sans se couvrir de ridicule. Le voilà ravalé au rôle de tête de Turc, alors que les imbéciles qui nous gouvernent avaient calculé de lui conférer celui de tumeur et de mentor. Poujade, c'est l'antagoniste dont l'écologie avait besoin pour se renforcer, pour se poser en s'opposant.

Après une catastrophe totale, c'est-à-dire close sur elle-même, plus rien n'a de valeur d'échange : on est bien obligé d'en revenir (après les massacres d'usage) au simple partage. C'est-à-dire que, la superstructure société s'étant écroulée, il ne reste plus que l'infrastructure communauté ou, si la société avait achevé de la détruire (comme c'était sa base, cela explique l'écroulement), il ne reste plus qu'à réinventer cette infrastructure communauté (c'est ce qu'explique le vieux Gatheron, fondateur du « Lien communautaire »). Réinventer la vie, c'est ça, mais à condition qu'il soit bien entendu que cette solidarité obligatoire ne s'arrête pas à la communauté humaine ; qu'elle s'étend à la communauté des êtres vivants. Principe ignoré au départ : c'était l'erreur à ne pas commettre. Le seul moyen d'éviter la catastrophe, c'est de substituer l'économie de partage à l'économie d'échange avant que la catastrophe ne nous y oblige. Et cette économie de partage doit s'étendre à tout ce qui vit. A tout ce qui existe. A tout ce qui est susceptible d'exister.

Gary Snyder l'exprime en disant à peu près : « il faut commencer par libérer les classes les plus exploitées, qui sont les animaux, les arbres, l'eau, l'air... ». L'emploi surprenant du mot classe démontre l'insuffisance du langage marxiste et la nécessité d'en forger un autre, mais il a l'avantage d'aider les marxistes à comprendre.

Ce qui leur donne envie de ne pas comprendre, c'est que leur motivation première, leur espoir, leur consolation, leur obnubilation, leur absolu de compensation et de substitution, c'est la mystique de la prise du pouvoir. Toutes les lettres de marxistes que je me tape, consciencieusement, butent sur ce leitmotiv chaque fois répété, ressassé, rabâché : « Il faut que le peuple prenne le pouvoir ». Et prendre le pouvoir, évidemment, c'est s'emparer des moyens de surproduction.

Or, l'écologie se propose tout autre chose : l'abolition de la surproduction. C'est-à-dire qu'elle renonce, dès le départ, à toute possibilité de prendre le pouvoir (gueulez pas trop contre les écolocrates : s'il est parfois clair qu'ils se proposent de prendre le pouvoir avec ça, il est clair aussi qu'ils se gourrent en croyant que c'est possible). Qu'on passe, aux yeux des gauchistes sectaires, pour des traîtres, des réformistes et des dégonflés, c'est inévitable : s'ils nous comprenaient, ils cesseraient d'être gauchistes sectaires. Et s'ils cessaient d'être gauchistes sectaires, ils sombreraient dans la dépression nerveuse. Or, qu'est-ce qui vaut mieux pour eux ? Crever dans 30 ans, ou se suicider tout de suite ? Soyons humains.

Parce que j'ai fait un parallèle, il y a 15 jours, entre les arguments de l'extrême-droite et de l'extrême-gauche en juxtaposant un passage de la lettre d'un gauchiste à un extrait d'un article de « Carrefour », l'auteur de la lettre tente de se rassurer en m'écrivant, cette fois, que je prône une voie moyenne, à égale distance de « tous les extrémismes », de droite ou de gauche. C'est le contraire : je renvoie dos à dos « tous les extrémismes ». Par rapport à la réalité d'aujourd'hui, ils sont tous de droite.

Lis les journaux, mon vieux. Vois quels sont ceux qui parlent de plus en plus d'écologie, ceux qui en partent de moins en moins et ceux qui n'en parlent que par obligation, pour juger ce qu'ils ne sont pas capables de comprendre. Tu verras se dessiner les futures frontières idéologiques.

Et ne crois pas que j'en veuille à ton messie. Là encore, c'est le contraire. Je suis pour la réconciliation de tous les messies. Je l'aime bien le père Marx. Il n'a pas dit que des conneries. Il peut encore faire de l'usage. Je voudrais bien que ses adorateurs cessent de le rendre imbuvable en en faisant le messie unique qu'il n'était pas plus que les autres. La révolution écologique, elle est au-delà de tous les messies. Au-delà de toutes les idéologies. Elle ne cherche pas du tout à substituer une idéologie à une autre. Cette idée de substitution est anti-écologique par essence. Il n'y a pas plus d'idéologies perverses que d'animaux nuisibles, il n'y a que des idéologies étouffantes, tout comme il y a des insectes qui pullulent et des cellules cancéreuses qui prolifèrent : parce qu'un certain équilibre, à un certain moment, s'est trouvé rompu.

L'avènement de l'économie de partage ne passe pas par le renforcement de l'économie d'échange conçu comme le prélude à un partage indéfiniment ajourné. Si on a pu le croire, longtemps, c'est parce qu'on s'appuyait sur une vision incomplète de l'Histoire. Il faut tenter de passer directement de l'échange au partage par le dépérissement de l'échange, sans user ses forces à essayer vainement, dérisoirement, de modifier de l'intérieur les termes de l'échange en conservant les formes de vie qui le rendent indispensable.

Il est temps d'en finir avec tous les réformismes, et de devenir révolutionnaires, enfin. Comprenne qui pourra. Mais il ne reste plus beaucoup de temps pour comprendre.

On aura bien l'occasion d'en recauser. J'ai pas la place de tout expliquer aujourd'hui. D'expliquer tout ce que je soupçonne, veux-je dire. J'ai pas de théorie dans ma manche. Si j'en avais une, elle serait bidon. Elles le sont toutes.

(4) J'ai pas envie de discuter avec des mecs qui en sont encore à pas pouvoir s'empêcher de me balancer, comme s'il s'agissait d'une perfide vacherie qui fait bien mal : « Je veux pas qu'on m'oblige à bouffer sain ! ». Qui parle de t'obliger à bouffer sain ? J'en connais, par contre, qui t'obligent à bouffer malsain, et ce n'est qu'une des multiples manières dont les mêmes font de toi un otage en faisant de ta santé une marchandise. Tu t'aperçois même pas de cette aliénation, la première et la pire : t'ôter le contrôle et l'usage de ton propre corps, et ce qui en dépend : ta liberté d'action et de jugement. J'ai pas envie de discuter avec des mecs qui seront très satisfaits de bouffer de la merde le jour où on pourra leur assurer qu'y a enfin de la merde pour tout le monde, équitablement distribuée. J'ai pas envie de bouffer de la merde.

(5) Période ou demi-vie : durée nécessaire à un corps radioactif pour perdre la moitié de sa radioactivité.

(6) Un autre titre de Monsieur Néel, qui ne figure pas non plus dans les textes de propagande de l'EDF, c'est celui de directeur du Centre d'Etudes Nucléaires de Grenoble. C'est à ce dernier titre, pourtant, qu'il exprime ainsi sa conception de la recherche : « La physique ne peut pas vivre en vase clos et ignorer les problèmes des industriels. A chaque fois que j'étudie une nouvelle technique, je pense aussitôt à la mettre au service de l'industrie ».