Le Monde du 29.09.03
Confidentielle il y a encore quelques années, la culture clandestine du cannabis en France se développe à grande échelle. Une cinquantaine de boutiques proposent désormais sur tout le territoire le matériel nécessaire à cette nouvelle forme de jardinage domestique, qui compterait plusieurs dizaines de milliers d'adeptes selon la centrale d'achats spécialisée Ananda et Cie. Cet engouement est également perceptible dans la multiplication des ouvrages, des revues et des sites Internet consacrés à sa culture, comme dans les manifestations destinées à promouvoir sa forme légale, le chanvre, dénué de toute substance psychoactive. Celui-ci a déjà donné son nom à un Salon européen, qui se tient depuis deux ans à Paris, à une ligne de cosmétiques grand public ou encore au festival folklorique de Montjean-sur-Loire (Maine-et-Loire). Pendant cinq jours, du 14 au 18 août, cette capitale du chanvre va célébrer pour la septième année consécutive les vertus d'une plante "symbole de la vallée de la Loire", fumée par 7 millions de personnes dont 3,3 millions de consommateurs réguliers (contre 44 millions pour l'alcool et 16 millions pour le tabac).
Au ministère de l'intérieur, le chef de la mission de lutte anti-drogue, Michel Bouchet, s'inquiète de ce "marketing" cannabique, auquel il attribue l' "augmentation continue" du nombre de plantations interdites. A l'heure où le ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, s'oppose à toute dépénalisation de l'usage de stupéfiants et conteste le terme même de "drogue douce", le nombre de pieds de cannabis saisis par les forces de l'ordre n'a en effet jamais été aussi élevé : il est passé de 1 591 pieds arrachés en 1990 (sur 48 affaires) à 41 000 en 2001, au cours de 681 interventions. "On peut dire sans trop se tromper qu'en dessous d'une ligne Brest-Mulhouse on trouve un cultivateur de cannabis dans chaque petit village", commente Me Francis Caballero, spécialiste du droit de la drogue, inapplicable en la matière. La loi considère en effet la culture du cannabis comme une production de stupéfiants, un crime systématiquement requalifié en délit par les tribunaux.
C'est notamment pour éviter les démêlés avec la justice qu'une partie grandissante d'usagers se lanceraient dans l'autoproduction. Alors que le cannabis représente, selon M. Bouchet, 85 % de la consommation de drogues prohibées en France, "c'est surtout la culture hydroponique [hors sol] en intérieur qui se développe, parce qu'elle est moins facile à déceler". Ce phénomène se vérifie notamment dans le commerce en forte expansion des pots hydroponiques et des lampes à sodium, utilisés pour la culture en placard. Pour une somme de 500 euros, l'équipement complet permet d'obtenir sur une petite surface jusqu'à six récoltes par an, contre deux en extérieur. Ces produits, qui sont discrètement distribués dans une cinquantaine de magasins de jardinage, constituent le fond de commerce d'une demi-douzaine de boutiques spécialisées à Paris, Lyon, Montpellier, Toulouse ou Rennes. Les cultivateurs de cannabis viennent y chercher leurs engrais de "guano de chauve-souris", mais aussi des conseils qu'ils trouvent aisément en librairie.
Depuis la publication, en 1990, de Fumée clandestine, de Jean-Pierre Galland (60 000 exemplaires vendus), les techniques de culture font l'objet d'une profusion de best-sellers, dont l'un des derniers en date, Culture en placard, d'Ed Rosenthal (édition Le Lézard), s'est vendu à 20 000 exemplaires. Interdites à la vente, les graines de cannabis sont plus difficiles à obtenir. Les clients désireux de s'épargner un voyage à Amsterdam peuvent toutefois trouver des "graines pour oiseaux de compétition" dont le prix varie entre 3 et 150 euros selon la qualité. Sur le paquet, il est indiqué qu'elles ne doivent pas être plantées. "On est dans un créneau en pleine explosion, où la publicité ne sert à rien", résume Kshoo, gérant de la boutique Mauvaise graine, à Montpellier (plus de 100 000 euros de chiffre d'affaires) et secrétaire de la centrale d'achat Ananda. "On est même obligés de calmer tous ceux qui arrivent pour acheter l'équipement intégral, poursuit le cofondateur du Collectif d'information et de recherche cannabiques (CIRC). Par l'autoproduction, on veut faire en sorte que les gens légalisent le cannabis par eux-mêmes, puisque c'est toujours prohibé et que les politiques ne font rien, à part en rajouter dans la répression. Alors on s'est organisés."
A l'en croire, cette production artisanale ne donnerait que très rarement lieu à un commerce à grande échelle, hormis celui d'une poignée de gros trafiquants cultivant dans des hangars et quelques néoruraux partis s'installer en Ardèche ou dans les Cévennes dans les années 1970. Brigitte Almin, du CIRC Languedoc, cite ainsi le cas d'un cultivateur pyrénéen "qui dort dans son champ avec un fusil et embauche des potes pour la surveillance avant la récolte", ses 30 kg d'herbe lui assurant ses revenus annuels.
Le cannabis cultivé en placard ne permet d'alimenter qu'un petit cercle d'amis, lassés des dealers et de la mauvaise qualité du haschich marocain, inévitablement coupé à la paraffine, aux médicaments ou à l'huile de vidange. Mais à raison de 5 000 lampes vendues chaque année dans le seul réseau des boutiques associatives, et considérant qu'une installation fonctionne sous la vigilance de deux à quatre personnes, il y aurait ainsi "au minimum" 100 000 cultivateurs de cannabis en France, calcule Eric Chapel, président de l'association PAKA, qui gère une boutique spécialisée à Montreuil (Seine-Saint-Denis), en face de la gendarmerie. La production hexagonale aurait pris une importance telle qu'elle suffirait désormais à alimenter plus de la moitié du marché français, à un prix oscillant entre 2 et 7 euros le gramme. "Il y a même des Français qui remontent en Hollande vendre leur production, confie M. Chapel. Là-bas, ils ne produisent que de la qualité industrielle pour l'exportation. Pour l'herbe de luxe, le marché est ouvert à tout le monde."
Alexandre Garcia