Enquêtes et Reportages

UNE HYPOCRISIE MAROCAINE

Le kif du Rif : un secret mal gardé

Avec une production annuelle de plus de 100 000 tonnes de kif brut, le Maroc est le premier exportateur mondial de haschich. Une manne à la fois illégale et providentielle qui fait vivre tout le nord du pays.

TEL QUEL

Rabat

Cultiver du kif [feuilles de cannabis], c'est interdit. Bien. Qu'un cultivateur soit appréhendé par la gendarmerie nationale la main dans le sac, si l'on ose dire, au milieu de son terrain pentu tout vert, tout couvert de la plante interdite, quoi de plus normal ? Sauf que pour venir l'appréhender dans sa montagne, les gendarmes ont dû traverser des hectares et des hectares tout aussi verts, appartenant à tout autant de contrevenants à la loi - non appréhendés, eux. Et, une fois qu'ils ont arrêté le coupable, sur le chemin du retour vers leur brigade, les représentants de l'ordre devront traverser à nouveau des dizaines de champs toujours verts, dont les propriétaires continueront à dormir paisiblement - libres. Pourquoi celui-là, en particulier, au milieu de tous les autres ? Chacun y trouvant son avantage, les gendarmes d'ordre pécuniaire et leur prisonnier d'ordre politique ("Le système est ainsi fait : on nous laisse cultiver, et un jour, le Makhzen [nom donné au pouvoir marocain] s'abat, arbitrairement. Quelques années de prison et la vie reprend son cours. C'est la règle du jeu"...), aucun hurlement d'injustice n'a jamais troublé la tranquillité montagneuse du Rif. Tout le monde fait semblant de ne rien voir, de ne rien comprendre. A ce stade, ce n'est plus de l'hypocrisie, c'est de la schizophrénie aiguë. Nous sommes aveugles, et pourtant l'évidence est gigantesque, incontournable : avec une production annuelle de plus de 100 000 tonnes de kif brut, le Maroc est le premier exportateur mondial de haschich. Engendrant près de 2 milliards de dollars de revenus par an, le cannabis est notre seconde ressource nationale, après les transferts des émigrés... et bien avant les phosphates. Mais nos autorités continuent à faire semblant d'ignorer tout cela.

Pourtant, à en croire le fameux rapport de l'Observatoire géopolitique des drogues (OGD) commandité par l'Union européenne, qui occasionna tant de bruit à sa parution, en 1994, L'Agence pour le développement du Nord (APDN), également installée à Rabat (!), créée en 1996 par Hassan II, conteste fortement ce chiffre de 2 milliards de dollars. Mais n'en propose aucun autre en échange. L'APDN avance par ailleurs le chiffre de 30 000 tonnes de production annuelle (dix ans auparavant, l'OGD l'estimait à 100 000 tonnes). Quant à la surface des terres cultivées, elle est estimée par l'agence à 75 000 hectares. Ce chiffre sera "affiné", disent les responsables de l'agence, par "un système de mesures des superficies par télédétection".

La production de kif, au début des années 90, faisait vivre plus de 200 000 familles d'agriculteurs. Avec l'accroissement démographique galopant de la région, il ne serait pas déraisonnable de réévaluer ce chiffre à 300 000. Depuis l'ouest du détroit de Gibraltar, au bord de la Méditerranée, à Al Hoceima et Tétouan, jusqu'à la côte Atlantique, à Larache et à Sidi Kacem, des témoignages directs ont été recueillis sur l'existence de cultures.

Bref, avec le silence (rémunéré) des autorités, c'est aujourd'hui tout le Nord qui vit de cette manne aussi bien illégale que providentielle. Pour reprendre le bon mot d'Abderrahmane Hammoudani, ancien député-maire de la région, "le kif ne tue pas ; la faim, si". Et la faim, c'est ce qui attendrait une grosse partie des 5 millions de personnes qui peuplent le nord du Maroc, si elles venaient à attendre une quelconque aide de l'Etat. "Tous les projets dans le Nord sont des initiatives privées. La seule intervention étatique est de nature répressive." La plupart des "écoles" sont en fait des msid, écoles coraniques proches des douars (quartiers). Pour passer le bac, il faut se rendre à Chaouen ou à Tétouan [deux grandes villes de l'intérieur]. Quant à la fac, il faut pour s'y inscrire s'exiler à Fès ou à Oujda [ville située à la frontière algérienne], ce qui, bien sûr, n'est pas à la portée de l'écrasante majorité des jeunes. D'après la chercheuse marocaine Ansaf Ouazzani, "en l'absence de tout développement économique et social, la région du Rif, historiquement réfractaire au pouvoir central, deviendrait une véritable poudrière si ce moyen de survie lui était retiré". La preuve, rapportée par la même chercheuse : "L'année 1995 restera dans les annales comme celle où les villageois, femmes et enfants en première ligne, ont investi les champs pour empêcher les gendarmes de les brûler sur pied. A leurs yeux, c'était un droit qu'ils défendaient." De source bien informée, un haut responsable de l'Etat a déclaré que, dès après la récolte 2002 (septembre), la répression armée de la culture et du trafic allait reprendre, et plus fort que d'habitude. Objectif : l'éradication totale du kif à l'horizon 2008. Cela pourrait constituer une solution, après tout. Mais, rappelle le Collectif d'information et de recherche cannabique (CIRC), une ONG française [défendant la légalisation du cannabis] , "la prohibition, système pervers, loin d'endiguer le trafic et la consommation, les dynamise. Elle rend plus dangereux les produits, coûte très cher, transforme des millions de citoyens en délinquants et en criminels potentiels."

Dans les lettres qu'ils ont envoyées aux députés français en 1997 (chacune lestée d'un joint), les militants, médecins et éminents professeurs du CIRC ont notamment écrit : L'expression "marchandages économiques" prête à sourire quand on connaît la triste réalité de notre pays en matière de corruption. Surtout dans une zone aussi "rentable" que le Rif, dans laquelle les affectations d'agents d'autorité se monnaient cher.

Mais alors, que faire ? Des cultures alternatives ? "Les propositions en matière d'agriculture, écrit Ansaf Ouazzani, doivent offrir à peu près le même rapport de bénéfice que le kif pour obtenir l'aval des agriculteurs, qui ne sont pas près d'abandonner la culture du kif pour planter du blé ou de l'orge !" L'APDN avait proposé aux paysans, il y a quelques années, de planter à la place... du jojoba (utilisé dans certains shampoings et produits de toilette de luxe). On en rit encore, dans la région. Si encore les agriculteurs en vivaient confortablement, ils pourraient envisager une culture moins rentable mais légale. Mais le kif, tout rentable qu'il soit, leur permet à peine de vivre ! Pas étonnant que le chercheur Abdelouahed Sekkat, qui a travaillé avec l'APDN, en arrive au constat suivant : dans la province d'Al Hoceima, "70 % de la surface agricole utile (SAU) est occupée par le cannabis ; le reste est occupé par les céréales, les légumineuses et fourrages". Et on imagine que ce "reste" est cultivé non en fonction de son rendement, mais parce que les villageois essaient de maintenir un minimum de culture de subsistance.

Autre solution envisagée : autoriser la culture du kif, mais interdire sa transformation en drogue. D'après un rapport scientifique canadien détaillé qu'on peut trouver sur Internet, la plante, en effet, peut servir à bien d'autres choses. Avant la Seconde Guerre mondiale, on se servait largement du cannabis, ou chanvre indien, pour fabriquer divers produits (cordes, ficelles, fil grossier, tissus, papier, matériaux de construction). Cependant, en raison de la réputation sulfureuse qu'il traînait, vers 1935, certains pays développés ont interdit la culture du chanvre. Depuis, rapporte l'OGD, "il y a eu un recul des cultures de chanvre au niveau mondial. On est ainsi passé de 1 million d'hectares en 1950 à moins de 250 000 ha en 1980. Le chanvre a souffert de la concurrence des fibres synthétiques." Mais le chanvre peut revenir comme... matière première pour les plastiques et les résines cellulosiques. Et ses graines peuvent servir à l'alimentation ou à la production d'huile. Encore mieux : certains chercheurs en médecine signalent les bienfaits de la plante dans le traitement de maladies telles que le sida, l'anorexie ou le glaucome. D'après Harold Kalant, professeur canadien en pharmacologie, Seul hic : que ce soit pour des applications industrielles ou médicales, reconvertir l'usage du kif en autre chose que notre bon vieux haschich requiert l'installation d'industries nombreuses, performantes et accessibles [et, sous cette forme, rapporterait beaucoup moins]. Dans le Rif même. Mais, avant de penser aux usines, il faudrait d'abord commencer par installer l'électricité et des routes asphaltées partout. Quarante-six ans après l'indépendance, tout cela reste encore à l'état embryonnaire... Alors, n'y a-t-il donc pas de solution ? Si, à condition de dépasser un blocage intellectuel tenace, qui braque encore nos autorités et bon nombre de nos concitoyens : légaliser le cannabis. Les témoignages scientifiques médicaux ne manquent pas pour rappeler que, sur l'échelle de la nocivité et de la dépendance, le cannabis vient bien après le tabac et l'alcool, drogues pourtant parfaitement légales. Comme quoi, tout est question de culture, et voilà un terreau de choix pour l'exercice du tant décrié "impérialisme occidental". Même si c'est difficile pour certains d'entre nous, imaginons que, demain, le cannabis devienne légal, au Maroc : sa production tout comme son commerce et sa consommation. La cascade de conséquences qui en découleraient induirait, sans que l'Etat ait rien d'autre à faire que légiférer (ce qu'il fait très bien à défaut d'agir), un boom économique extraordinaire : la région deviendrait une sorte de gigantesque Amsterdam. (Ainsi, un paysan local déclare-t-il : "Laissez les Européens venir fumer chez nous, et vous verrez les montagnes de devises qu'on rapportera à ce pays." ) Et ce d'autant plus que les prix, actuellement gonflés par les risques qu'induit l'illégalité, baisseraient. Et que la qualité du hasch - concurrence oblige - deviendrait meilleure, c'est-à-dire qu'il serait moins mélangé à diverses saloperies. Un immense Amsterdam, donc, paysages magnifiques en sus. Car il n'y a pas que du kif, dans le Rif, mais aussi de splendides cédraies à perte de vue, couvertes de neige tout l'hiver... Le tourisme, même sans augmenter la capacité hôtelière, juste en développant le logement "chez l'habitant" (trop heureux de vendre sa production sur place, à bon prix), connaîtrait un boom inégalable. Une idée circule, depuis quelque temps : monter un festival international de musique "post-hippie" à Kétama, à l'image de celui d'Essaouira. On vous laisse imaginer le succès...

 

Ahmed R. Benchemsi

Courrier International

07/11/2002, Numero 627