Libération n°6477

SOCIETE, mardi 12 mars 2002, p. 25

Alain Labrousse, auteur d'un rapport sur la production de chanvre au Maroc :

«Tout remettre à plat sur le cannabis»

ECOIFFIER Matthieu

Alors que la quasi-totalité du cannabis consommé en France provient du Maroc, Alain Labrousse, expert de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), vient de lui consacrer un rapport (1). Ce travail, réalisé à partir d'une enquête sur place, décrit l'état de la culture et du trafic de cette drogue illicite. Diffusé sur le site de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), il a cependant été placé sous la responsabilité unique de ses auteurs, Alain Labrousse et Lluis Romero, agent d'une ONG espagnole. Manière très diplomatique de ne pas froisser les autorités française et marocaine peu enclines à prendre en compte la réalité de ce dossier sur lequel ce chercheur revient pour Libération.

En France, la consommation de cannabis se banalise. Cela se répercute-t-il sur la production ?

Au Maroc, la culture du cannabis s'étend. Elle touche désormais plus de 100 000 hectares et déborde du Rif, au sud et dans l'Ouest où elle atteint presque Tanger. Ce qui équivaut à une production annuelle de 2 000 à 2 500 tonnes selon les conditions climatiques. Cet accroissement de la production est dû à la demande européenne : 80 à 90 % du cannabis consommé en France vient du Maroc. Cette année, trois semaines après la récolte, tout était vendu, même le haschisch de mauvaise qualité, coupé. Par ailleurs, le sous-développement de la région et de l'ensemble du Maroc attire de plus en plus de gens vers la terre : certains reviennent même de Tanger pour cultiver du chanvre, faute d'avoir trouvé un emploi en ville. Enfin, il y a une certaine décontraction du pouvoir sous Mohammed VI. Il n'y a jamais eu de répression dans le Rif, mais sous Hassan II, Basri, le ministre de l'Intérieur, apparaissait chaque année à la télé au moment des semences pour menacer. Il y avait davantage de barrages routiers, de rackets et de contrôles dans le Rif. Et quelques condamnations exemplaires de narcotouristes. Aujourd'hui, ces pressions ont disparu. Les paysans se sentent autorisés à cultiver : on voit des plants au bord des routes. Et des gens qui en proposent partout.

Par quelle voie le cannabis est-il acheminé en Europe ?

Des collecteurs viennent acheter directement la marchandise aux paysans. Et puis, il y a aussi les ânes qui sont dressés pour rejoindre seuls dans la montagne des laboratoires où la poudre de haschisch est transformée en résine. Après, la drogue passe par bateau : les trafiquants utilisent des go fast, des canots pneumatiques avec des moteurs de 500 chevaux qui transportent jusqu'à 1 500 kilos. Et ce à partir des ports de Oued-Lalou, Martil et Bou-Ahmed. Certains bateaux vont directement en Espagne jusqu'à Malaga, d'autres transbordent la marchandise en mer sur des yachts. Les commanditaires vivent à Tanger, à Rabat et sur la Costa del Sol espagnole. Autre circuit : les camions qui descendent vers les ports du Sud, Agadir, Essaouira, et parfois jusqu'à Dakar où une cargaison de 6 tonnes a été saisie en 2000. Enfin, il y a les avions et les hélicoptères venus d'Espagne. On le sait, car l'un d'eux s'est crashé dans le Rif récemment.

Votre rapport met en lumière les conséquences sociales de cette culture...

Le cannabis détruit la structure tribale et familiale : les chefs ne sont plus les barbes blanches mais les trafiquants qui sont riches. Les enfants envoient promener leurs parents parce qu'ils ont de l'argent. Ils passent leur temps à rechercher des clients. Résultat : les compétences agricoles ne se transmettent plus entre les générations. On note par ailleurs une progression de l'analphabétisme dans la région. Et une multiplication des conflits de voisinage pour ces terres : le cannabis rapporte huit à douze fois plus que le raisin ou le miel qui demandent beaucoup de soin. Et jusqu'à quarante fois plus que les céréales. En outre, comme les gens produisent de moins en moins de cultures vivrières, ils vont tout acheter au marché et s'endettent. Sur place, les ONG ont observé un cycle dans l'économie locale : après la récolte en juin, on flambe, ensuite il y a un équilibre, et puis on se serre de plus en plus la ceinture, et au printemps, c'est la dèche.

Le chanvre a l'image d'une culture écologique. Qu'en est-il réellement ?

Au contraire, c'est une culture intensive. L'extension des surfaces provoque une déforestation de 1.000 hectares par an dans une région déjà érodée par l'élevage des chèvres. Cette désertification est accrue par les pompages dans la nappe phréatique nécessaire à l'arrosage. Enfin, il y a un abus d'engrais et de pesticides à raison d'une tonne à l'hectare. Le produit est vendu par Sertima, qui appartient au consortium royal. Chaque année, un prix est décerné au meilleur vendeur d'engrais, et il est toujours issu du Rif, ce qui fait rire tout le monde.

Des deux côtés de la Méditerranée, les autorités laissent faire...

En Afrique, la rumeur court que l'Europe légalise l'usage : la Hollande, la Belgique, la Grande-Bretagne. La Suisse va soumettre à référendum la possibilité de produire pour son usage personnel. De là à ce que certains de ces pays passent à une «autoproduction»... Au Maroc, on sent une vague inquiétude que les débouchés se tarissent. Ce devrait être une occasion de tout remettre à plat. Mais la France et l'Union européenne ne veulent pas déstabiliser un régime qui n'est pas islamiste. De plus, financer un véritable programme de développement du Rif serait très coûteux. 200 000 familles, soit un million de personnes, y vivent du cannabis. Si elles perdaient cette activité, elles constitueraient une vague d'immigrants sans précédent à destination de l'Europe. Au Maroc, le Rif a toujours été une région marginalisée : on ferme les yeux sur le cannabis qui leur permet de vivre et de se tenir tranquilles. Et au passage, la corruption enrichit les intermédiaires locaux.

(1) «Sur la situation du cannabis dans le Rif marocain. Juin-août 2001». Consultable sur www.drogues.gouv.fr

 

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