INCERTITUDES POLITIQUES ET SOCIALES

 

Bidonvilles et trafic de drogue à Tanger

par HUBERT PROLONGEAU, Le Monde diplomatique, mai 1996

 

IL faut y arriver en bateau. Découvrir Tanger à l'horizon, offerte, « blanche colombe posée sur l'épaule de l'Afrique », comme disait Henry de Montherlant. Tanger la mythique, Tanger l'internationale. Tanger au nom évocateur.

Mais le progrès boude ces nostalgies. Se croirait-on à Tanger quand on arpente les chemins de Beni Makada ? Un magma sans plan, où l'on perçoit le grouillement des mal-logés dans les décharges. Là-haut, parmi les collines d'où le soleil couchant réussit encore à peindre de rose l'une des plus belles vues, les conditions de vie sont au-delà du misérable. Les cahutes s'entassent le long de chemins rocailleux. Egouts à ciel ouvert, mares stagnantes et puantes l'été, ruisseaux entrant dans les maisons l'hiver. Les enfants jouent dans le cloaque. La colline nue est couverte d'ordures et de poches en plastique noir qui s'accrochent aux pierres comme un vol de corbeaux. Plus loin se dessine le bloc de tôle du quartier Saddam. La population de Tanger dépasse les 800 000 habitants, 1 million peut-être. Depuis 1975, ils sont des dizaines de milliers à arriver des montagnes du Rif voisin. Les nouveaux venus s'entassent comme ils peuvent. Jusqu'en 1993, il n'y avait ni électricité ni eau. Depuis, de grands réservoirs ont été installés : ils suffisent à peine à la consommation d'un jour, et ne sont remplis que deux fois par semaine.

 

Le droit de s'installer se négocie : 5 000 à 6 000 dirhams (1), que l'on paie au caïd. Pour 150 000 habitants de Beni Makada, il y a seulement deux dispensaires et un lycée. Le bus surpeuplé ne monte que depuis peu. Encore ne va-t-il que jusqu'au cinéma Tarek, repère de dealers. Les taxis refusent la course. L'insécurité règne, la police ne vient pas. Seules le font les forces auxiliaires, les moghaznis.

Par endroits, des rues bitumées jouxtent des terrains vagues. Dans un crissement de freins, une BMW démarre. Les narcotrafiquants ont jeté leurs griffes sur ce qui restait à prendre. Spéculation, blanchiment... Les politiciens aussi se disputent ces « quartiers pouilleux » où les possibilités de spéculation sont fructueuses.

 

L'islamisme y fait son terreau. A Beni Makada, il y a une mosquée officielle, et quatre autres clandestines. A la Falaise, quartier pauvre donnant sur le détroit, Youssef, lecteur de Coran, fait ouvertement du prosélytisme. Vingt ans, vêtu d'un T-shirt « Superman et Batman », il emploie ses moments libres à parcourir les cafés. « J'entre, je m'installe et je commence à parler aux gens. » De quoi ? De tout, avec une volonté aussi vague que consensuelle de « retrouver le vrai islam ». L'accueil est rarement hostile. Le soir, quand tout s'éteint, dans les cahutes qui font office de cafés, ils se retrouvent. Youssef ne prêche pas la violence, mais d'autres oui. Dans le même quartier, Abdeljaï, un ancien voyou devenu intégriste, jure de mettre tous les étrangers à la porte, d'interdire l'alcool et de faire aimer Dieu.

Plusieurs groupes opèrent ainsi. Les deux plus importants sont les mêmes qu'à l'échelle nationale : Justice et bienfaisance et Réforme et renouveau (lire, ci-dessus, l'article d'Abderrahim Lamchichi). D'autres, Mouvement de la jeunesse islamique, Enseignement et immigration, les talonnent. Abdeljaï refuse la barbe, la djellaba blanche et autres signes trop distinctifs. Youssef, lui, est indépendant. Il travaille dans son coin, seul, crispé sur son idéal. Point de départ de toutes les traversées QUEL est leur vrai niveau d'infiltration ? Cela reste très difficile à dire.

 

Dans le centre-ville, le phénomène est minimisé. La rue offre toujours le même spectacle bariolé où minijupes et tenues occidentales d'un grand nombre de Marocaines voisinent avec les voiles. Même si le nombre de ces derniers augmente d'année en année. « Mais il ne faut pas tout confondre, explique Lotfi Akalay, écrivain. Certaines femmes se voilent pour se protéger des voyous et des dragueurs. » Sans doute. L'argument apparaît pourtant un peu court quand on grimpe à Beni Makada ou qu'on s'aventure du côté des bidonvilles de la côte.

 

Une certitude quand même, inquiétante, lors des élections législatives partielles du 26 avril 1994, un islamiste se présentant sous la bannière du vieux Parti pour la démocratie et l'indépendance (PDI) est arrivé en tête à Tanger-Ville. Démagogue averti, imam de la grande mosquée et propriétaire du célèbre Café de France, M. Abdellah Chbabou a tenu en particulier, avec un représentant de Réforme et rénovation, un meeting fameux au cinéma Mauritania (salle spécialisée dans le « porno soft »), où hommes et femmes étaient séparés. Les vrais résultats l'ont donné, semble-t-il, gagnant, devant M. Abderrahman Arbain, membre d'une famille très impliquée dans le trafic de drogue, et M. Arsalane. « Le ministère de l'intérieur a appelé, raconte un membre d'une commission de surveillance des élections. Chbabou et Arbain ont été rétrogradés en faveur d'Arsalane, élu. » Fidèle à la règle qui veut que les islamistes ne fassent pas de vagues, M. Chbabou n'a rien dit.

 

Zone internationale jusqu'à l'indépendance, en 1956, bénéficiant, à la porte de l'Europe, d'une situation géographique exceptionnelle, Tanger a toujours été favorisée. Paie-t-elle aujourd'hui ces privilèges ? Le fait est que les vexations s'accumulent. Des tribunaux administratifs ont été créés partout : pas à Tanger. Il n'y a pas de véritable faculté, juste une école de tourisme, de petites écoles hôtelières, quelques instituts techniques. La nouvelle autoroute s'arrête à Larache, à 80 kilomètres au sud. Quand Hassan II vient pour prendre le bateau, il se contente de descendre de son wagon sur le port pour monter à bord. « On ne le voit jamais. Comment voulez-vous que les jeunes aiment un roi pareil ? », se demande un industriel.

 

Pourtant, Tanger reste le symbole du départ. Ahmed, dix-neuf ans, monté de Marrakech depuis trois mois, attend. Il sent qu'il est à la porte, et ne lâchera pas le loquet. Il travaille dans un bazar, et vend des cigarettes de contrebande. Il partira en Europe, légalement s'il arrive à se marier (et ses tentatives de séduction des touristes au mur des Paresseux ne sont pas dénuées d'arrière-pensées) ; s'il n'a pas le choix, illégalement. La surveillance des côtes dans le but de contrôler le trafic de drogue depuis l'automne 1992 a limité les départs de clandestins (2). Le célèbre café El Hafa, point de départ de toutes les traversées, a retrouvé son statut plus serein de « plus belle vue sur le détroit ».

 

Depuis quinze ans, Larbi El Hemmam passe ses journées dans la zone industrielle, inaugurée en 1980, un bloc de bâtiments grisâtres situé à l'est de la ville. « Les pouvoirs publics n'ont jamais compris Tanger », dit-il. Deuxième ville du pays pendant la décennie précédente, grâce à l'industrie textile, elle a depuis rétrogradé au cinquième rang. Aucune nouvelle structure d'accueil des investissements n'a été mise sur pied depuis dix ans. Il y aurait pourtant des candidats. « Mais il n'y a pas assez de place », se plaint M. Saad Jamaî, directeur de Seven up. La zone éclate. Une zone B est en voie de construction, mais elle est déjà dépassée. Une autre, près de Gzenaya, n'est qu'en projet.

 

Trois banques off-shore se sont installées dans le port. Leur bilan est amer. L'une d'entre elles, la BNP, songe à « redéployer ses activités ». Tout en croyant à la situation exceptionnelle de Tanger, le directeur de l'agence, M. Gérard Raffaud, trouve que les « possibilités sont en fait limitées ». La volonté de refuser l'argent sale n'aide pas : régulièrement, des hommes viennent avec des valises pleines de billets... Les carences en infrastructures paralysent la ville. Le plus gros problème, l'an dernier, était celui de l'eau. Les conséquences en sont insupportables pour la vie quotidienne, et catastrophiques pour l'industrie : pendant des mois, l'usine Coca-Cola ne tournait que deux heures par jour... Les pluies abondantes de cet hiver ont modifié les choses, mais pour combien de temps ? En 1995, tous les jours, quatre bateaux-citernes venus de Jof-Lasfar maintenaient Tanger sous perfusion. Coût de l'opération : 40 millions de dirhams.... L'héroïne pénètre les milieux populaires LA contrebande est un autre fléau. Le directeur de la Chimique du Nord ne décolère pas : « Tout ce que nous faisons, ils le détruisent. Dès qu'un produit taxé à 86 % est lancé sur le marché, les contrebandiers en prennent des échantillons et vont à Ceuta et Melilla chercher le même pour le revendre de leur côté. »

 

Les rues de la ville sont parcourues de jeunes vendeurs de cigarettes de contrebande, rackettés par les policiers plus souvent qu'arrêtés. Dans le quartier de Casa Barata, un marché couvert vend des produits exclusivement de contrebande. Des familles entières en vivent. La qualité des produits est médiocre. Les denrées périssables sont vendues après remplacement de la date de péremption par une autre plus tardive. Des tonnes de mortadelle périmée ont été récemment saisies, après plusieurs intoxications.

 

Sur le port, tout passe, malgré la rivalité entre douaniers et policiers. L'été dernier, un réseau international de voitures volées a été démantelé. « Chez nous, raconte un policier, de gros pots-de-vins sont versés pour obtenir une mutation à Tanger. Entre la contrebande et le trafic, c'est très vite remboursé. »

 

Cette politique de profit immédiat a joué aussi sur la baisse du tourisme. « Les gens ne reviennent pas, constate avec amertume le directeur d'une agence de voyages. Il y a trop de spéculations. La mentalité est de tirer du touriste le plus d'argent possible. » Quatre hôtels ont fermé leurs portes depuis dix ans, dont le mythique villa de France, où logea Henri Matisse.

 

Mais c'est l'argent de la drogue qui cause les plus grands troubles. La poussée immobilière suffirait à prouver son emprise. Partout, sur le boulevard Pasteur, la grande artère du centre, comme à Beni Makada, où seuls sept appartements sont occupés sur une rue comptant dix-sept immeubles, des édifices poussent, coquilles vides et destinées à le rester. D'après Les Nouvelles du Nord, jeune et courageux hebdomadaire local, 18 000 logements seraient inoccupés. Ils n'ont servi qu'à blanchir l'argent sale (3). Depuis toujours, Tanger a été une zone de passage du kif. Mais les drogues dures ont fait leur apparition. Les prises se multiplient. Un rapport de l'ONU accuse la ville d'être une zone de transit pour la cocaïne d'Amérique latine. Des Colombiens s'y sont installés. Un système de troc s'est mis en place, principalement sous l'influence de réseaux turcs et néerlandais. Le kif est payé une partie en argent, l'autre en drogues dures (4).

 

La consommation locale augmente. Si la cocaïne (800 à 1 200 dirhams le gramme) reste une drogue de riches, l'héroïne, deux fois moins chère, pénètre les milieux populaires. Elle se trouve dans n'importe quelle boîte. Aux Almohades, au Palace, les prostituées servent de relais.

La mort par overdose n'est plus exceptionnelle : une trentaine de décès ont été signalés depuis quatre ans. L'héroïne se trouve facilement à Casa Barata, Beni Makada, M'Sallah, Petit Socco. Les conséquences se ressentent directement sur la criminalité : vols à l'arraché, vols de voitures, attaques à l'arme blanche se sont multipliés. Les trafiquants sont connus de tous. Ils ne mènent pas une vie ostentatoire, mais on peut souvent les voir attablés à la terrasse de l'Hôtel Minzah. En 1992, désireux de donner des preuves de bonne volonté, Rabat a pris une série de mesures répressives. Les plus connus des trafiquants ont été interdits d'élections, puis inculpés, avant de bénéficier d'un non-lieu. La liste comprenait plusieurs députés du RNI (Rassemblement national des indépendants, parti au pouvoir, proche du roi) : M. Mohammed Bourhiz, élu en 1983, et M. Abderrahmane Arbain, ancien maire de Tanger. S'y ajoutait, parmi une quinzaine d'autres noms, M. Abdelhak Bakhat, directeur du plus vieil hebdomadaire du pays, le Journal de Tanger. D'après un observateur, lui-même trafiquant de petite envergure, c'était une manoeuvre de diversion, visant à détourner les projecteurs de proches du roi. Le même trafiquant déclare avoir chargé de la drogue « chez l'une des cousines du roi, au cap Spartel ».

 

Existe-t-il un « cartel de Tanger » (5) ? Plusieurs faits semblent le prouver. En octobre 1992, une conférence au sommet rassembla, près d'El Hoceima, les « barons » de la région. Plus de 40 tonnes de haschich auraient été commercialisés par ce réseau travaillant en collaboration avec la Camorra italienne et des Espagnols. Un peu plus tôt, un yacht était saisi, appartenant à M. Taher Chaker, ancien président de la Chambre de commerce, avec plus de 1 tonne de haschich.

 

Un commissaire surnommé Columbo, M. Miloudi Hamdouchi, est arrivé en septembre 1992 pour nettoyer la ville. Il a démissionné un an plus tard, après avoir incarcéré la fille d'un ministre pour usage de stupéfiants. D'après Les Nouvelles du Nord, il ne pouvait aller au bout de sa tâche...

La ville apparaît ligotée par ses trafics. Y survivra-t-elle ? Il y a de gros projets en cours : un centre de thalassothérapie au cap Spartel, un casino et un complexe hôtelier dans la baie, un nouveau port commercial, un gazoduc sous le détroit, un terminal international routier...

 

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(1) 1 dirham = 0,58 F.

(2) Cf. Maurice Lemoine, « Les naufragés de la migration vers le Nord. Les ``pateras`` du désespoir », Le Monde diplomatique, décembre 1992.

(3) Le narcotrafiquant fait construire un immeuble de 1 million de dirhams, puis crée une société qui le rachète pour 10 millions. 9 millions sont blanchis. L'opération peut se répéter de nombreuses fois avec le même immeuble.

(4) Voir à ce sujet le Rapport 1995 de l'Observatoire géopolitique des drogues, La Découverte, Paris, 1995.

(5) Cartel : une organisation de commerçants se mettant d'accord pour régler les prix dans leur secteur d'activités.

 

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Le Monde diplomatique - mai 1996 - Pages 10 et 11