Maintenant, la lettre n° 25 juin 1998

 

 

Le rapport qui bouleverse tout

 

A-t-on la gauche qu'on mérite? Aussi prompte à s'incliner devant le lobby des chasseurs que Jospin devant Chirac... comme la moitié de la droite républicaine face au FN.

Dans la mouvance abolitionniste, les avis sont partagés. Selon les uns, cela fait des mois que le gouvernement évite d'aborder la question. La commande par Bernard Kouchner du fameux rapport au Pr Bernard Roques aurait été l'une des mesures dilatoires choisies à l'issue de la conférence sur les toxicomanies du mois de décembre dernier. Façon de ne pas répondre aux nombreux et pressants appels pour un assouplissement de la législation, venant de pratiquement tous les ateliers. Pour ces esprits critiques, devenus viscéralement méfiants à l'égard des socialistes, le PS a toujours été lâche, et Bernard Kouchner le premier &endash; sa présence aux côtés de Chirac à l'ONU a, du reste, conforté cette impression.

Selon d'autres, Bernard Kouchner est un fin tacticien, qui a bien joué en posant les bonnes questions aux experts. Ils remarquent avec malice que le rapport est sorti le lendemain de la signature évoquée plus haut par le président de la République...

Cette étude menée sur la dangerosité relative des drogues affirme que l'alcool est pratiquement aussi toxique que l'héroïne ou la cocaïne et que le cannabis est la moins dangereuse des drogues abordées &endash; le café et le thé ont été malgré tout oubliés &endash;, bien moins que le tabac ou que les autres drogues légales.

Il y a une étonnante concordance entre ce que détermine ce rapport Roques et ce qu'écrivait il y a peu New Scientist à propos d'un rapport censuré de l'OMS sur le cannabis (voir Maintenant la lettre n° 23-24), où sa dangerosité était déjà évaluée comme moindre que celle du tabac ou de l'alcool. Il ne s'agit donc pas de conclusions isolées; il y a un peu plus d’un an, la revue médicale britannique The Lancet affirmait la première, de tout le poids de sa réputation, au début d’un éditorial particulièrement audacieux, que le cannabis, même en cas d'usage prolongé, n'est pas nocif pour la santé.

Cette nouvelle hiérarchie officielle des risques liés aux drogues est par ailleurs la concrétisation de ce que soulignait déjà le Comité national consultatif d’éthique il y a quatre ans sur l’incohérence de la séparation entre drogues licites et drogues illicites. Incontestablement, les données du problème sont modifiées avec ce rétablissement de l’échelle des dangers relatifs des drogues entre elles telle qu’elle se définit au fil des études récentes.

Tenir compte de ce rapport reviendrait ou à légaliser le cannabis et à prohiber l’alcool comme l’héroïne; quant au tabac, il faudrait une ordonnance... Ou bien à tout interdire, tabac et alcool compris, et à arracher les vignes comme le pavot ou l’herbe clandestine. Ou encore à tout légaliser, sur le modèle de l’alcool... On sait déjà qu’il y aura des écarts importants entre ce que la logique sanitaire ou scientifique et la cohérence voudraient et ce qui sera retenu par le législateur.

De nombreuses réactions hostiles à ces conclusions se sont fait entendre, qui témoignent surtout du profond malaise, dû au choc de cette vérité bien connue des vieux hippies allant à l’encontre de leurs préjugés. Certains, comme Christine Boutin ou Gabriel Nahas, mettent carrément en doute et l’honnêteté et la qualité scientifique de ce rapport. " C'est cousu de fil blanc ", affirme ainsi la députée UDF des Yvelines, qui à l’évidence connaît mieux la pensée papale que le THC.

On peut s’interroger sur les précédents rapports publiés et se demander si l’accusation de manipulation que ces belles âmes évoquent si rapidement ne vient pas elle-même de leurs propres pratiques passées? Comme si, sur les drogues, on ne pouvait faire " que " des rapports idéologiques et politiques, avec toutes les manipulations possibles, semblent-elles dire. Cette accusation a quelque chose d’un aveu...

 

Les experts échaudés se méfient des ministres

 

Il y a eu des précédents, question manipulation politique de rapports scientifiques. Dans Fumée clandestine II, de Jean-Pierre Galland (Ed. du Lézard), est déjà démontée par le menu une conférence de l’Académie de médecine organisée par la Ville de Paris. Avant lui, Jack Herer, dans L’empereur est nu (Ed. du Lézard), s’était aussi penché sur quelques manipulations d’information outre-Atlantique. Un paragraphe du Livre blanc de la sécurité routière a disparu aussi de la version originale après un passage sur le bureau du ministre &endash; ce paragraphe nuançait les risques avec la consommation modérée ou maîtrisée de cannabis seul. Quand ces pratiques furent impossibles, comme avec les conclusions de la commission Henrion, on ignora purement et simplement ce travail d’analyse et de réflexion.

Récemment, des experts avaient été roulés dans la farine par François d’Aubert (ancien ministre de Jacques Chirac et par ailleurs l’un des plaignants contre le Circ), après un rapport commandé à l’Académie des sciences sur les drogues, où on leur avait fait dire que le cannabis était très toxique alors qu’eux-mêmes avaient dit n’avoir rien constaté de probant. Ils avaient dû faire une conférence de presse pour rétablir ce qu’ils avaient conclu, bien éloigné de la version publiée par le ministère.

Il semble que, cette fois-ci, ces experts soient décidés à ne plus se laisser manipuler, ce qui explique peut-être le fait que la presse, le Monde en l’occurrence, ait eu connaissance de la teneur dudit rapport directement des auteurs, sans passer sous les lambris des ministères au préalable.

Parmi les opposants à ce rapport, certains préfèrent contourner la difficulté, comme cet obscur député (dont le nom et l’appartenance politique n’ont aucune importance) qui affirme que ce rapport a sans doute " toxicologiquement raison, mais politiquement et moralement tort "... Il reconnaît ainsi que la prohibition du cannabis ne répond pas à des besoins de santé publique mais à des intérêts politiques mal définis et à des considérations moralistes confuses, bien utiles pour se faire un champion de la vertu quand tout n’est pas très clair.

Un autre député met en avant le poids culturel de l’alcool, que l’Occident a appris à domestiquer, en opposition au caractère " exotique " du cannabis. Pour pasticher le patron américain de la lutte antidrogue, qui ironisait sur l’appel des 500 à l’ONU, c’est une " vision des années cinquante "... Le cannabis n’a plus du tout ce caractère exotique tant son usage s’est répandu dans les sociétés développées, et en particulier en Europe. Dans ces termes, la prohibition devient la tyrannie d’une certaine culture ancienne de la drogue, celle de la bière et du vin (et les différents dérivés), sur une autre, plus récente.

 

Crispation imbécile

 

Jean-Pierre Chevènement conseille, lui, de ne plus y penser, de ne pas mal interpréter ce rapport : il ne sert qu’à éclairer les politiques de santé publique, mais n’a aucune valeur pour une quelconque modification de la loi. Lui qui a déjà avoué en direct à la télé, à Michel Field, qu’il n’y connaissait rien nous rappelle doctement qu’il faut bien étudier ces problématiques et bien réfléchir à cette question avant de faire quoi que ce soit... Ou plutôt pour continuer à interdire, à mobiliser des milliers de policiers dans un combat inutile et injuste.

Cet acharnement imbécile va jusqu’à interdire encore cette année le rassemblement annuel du Circ pour la légalisation du cannabis au parc de La Villette. Et de façon hypocrite qui plus est, en se cachant derrière le préfet de police de Paris, Philippe Massoni, un proche de Charles Pasqua. Si certaines gazettes voient en Dominique Strauss-Kahn " la droite " de la gauche, avec Chevènement elles devraient y voir son extrême droite, son aile crypto-fasciste.

L’actuel ministre socialiste délégué aux relations avec le Parlement s’est empressé lui aussi de rassurer la droite, affirmant qu’il n’était absolument pas question de dépénaliser, parce que ça " ne résoudrait aucun problème ". Elle peut pourtant y contribuer en évitant déjà les effets pervers de la prohibition. Il refuse donc de considérer les problèmes que suscite déjà la loi de 1970. Cela résoudrait aussi &endash; et surtout &endash; les problèmes des milliers de personnes poursuivies ou condamnées pour des petites affaires de shit et en éviterait aux deux à trois millions d’usagers de cannabis en France de vivre dans la clandestinité. Sacrifier pour un confort moral et une cohabitation tranquille autant de personnes est-il bien digne pour les parangons de la vertu républicaine à gauche?

 

Manifs et perspectives européennes

 

En tout cas, ce rapport a considérablement affaibli les thèses des prohibitionnistes. Alors que la Belgique, le Luxembourg et certains Länder allemands rejoignent peu à peu les choix des Pays-Bas et que le débat fait rage aussi en Italie et en Angleterre, il y a fort à parier que le rapport Roques, après les révélations de New Scientist, bouleverse également la donne au-delà de nos frontières. De nouvelles orientations vers plus de tolérance de nos partenaires européens devraient se déclarer dans la foulée, ce qui isolera encore un peu plus la France sur cette question, comme elle l’est déjà sur la chasse aux oiseaux migrateurs.

n A.

 

 

 

 

Le dernier procès, pour le précédent 18 Joint, s’était conclu par une dispense de peine, parce que ce coup-là les Verts aussi étaient poursuivis...

Cette année encore, le rassemblement du 18 Joint a été interdit... Ce qui n’a pas empêché près de 800 personnes de venir pique-niquer près du canal au parc de

La Villette. © Photo Hervé Merliac.

 

 

Quelques adresses

Collectif d’information et de recherche cannabique (Circ), 73-75, rue de la Plaine, 75020 Paris, http://fra.drugtext.nl/circ (circpif@club-internet.fr) ; Coordination radicale anti-prohibitionniste (Cora), c/o Réseau Voltaire BP 35, 93201,

Saint-Denis Cedex ; Collectif pour l’abrogation de la loi de 1970, contact par Act Up, Asud, les Verts, Chiche ou le Circ.

 

 

SUISSE

Sacs à senteurs. &endash; White-window, jack-herer, superskunk... Ces variétés de cannabis réputées venues de Hollande sont désormais en vente libre en Suisse, à Zurich entre autres, dans l’un des trois ou quatre magasins de la chaîne Werner’s Head Shop, pour la modique somme de 50 francs suisses (200 francs français) les 4 grammes. Mais attention, il ne s’agit pas, officiellement, d’herbe à fumer &endash; la notice accompagnatrice déconseille vivement cet usage &endash;, mais de " sacs à senteurs ", ou " minigrips ". L’herbe est censée rester dans petit compartiment que l’on troue avec un clou pour en laisser s’échapper les arômes capiteux, pour le seul plaisir olfactif. La sortir de celui-ci, pour la fumer par exemple, reste totalement illicite.

BOLIVIE

Pour l’exemple. &endash; Vingt-cinq ans de prison, c’est la peine à laquelle a été condamnée une anthropologue anglaise pour détention de 2 kg de marijuana. Circonstance aggravante : elle a déclaré être pour la légalisation de toutes les drogues.

Situation insurrectionnelle. &endash; Les paysans protestent contre le 3.000 soldats envoyés par le gouvernement pour détruire les plantations de coca, en manifestant avec des panneaux portant l’inscription " Coca o muerte ". En avril, 9 personnes ont été tuées lors des conflits avec les militaires. La région des Yungas, le Chappare, vit en état de siège : la plupart des cocaleros sont d’anciens mineurs de Potosi ou Siglo Vingte, déjà rompus aux luttes syndicales &endash; et même à la lutte des classes et au marxisme &endash; du temps de la dictature du général Banzer, aujourd'hui démocratiquement élu. De plus, au-delà même des intérêts bassement économiques liés au marché de la cocaïne, la coca est aussi un enjeu culturel et identitaire pour ces cocaleros quetchuas ou aymaras d’origine, pour qui mâcher la coca revêt aussi une dimension spirituelle.

FRANCE

Triangle d’or de Rocquencourt. &endash; Depuis les années 60, les industries pharmaceutiques se sont lancées dans une production française du pavot afin de pourvoir à leurs besoins en opium, qui entre, comme chacun sait, dans la composition de la codéine et de la morphine distribuées parcimonieusement à nos malades dans les hôpitaux. Si, au détour d’une balade en Sologne, en Touraine ou en Champagne vous tombez sur un champ de gros coquelicots aux pétales blancs, ne vous étonnez donc pas. Dans la région parisienne, le carrefour de Rocquencourt, fameux pour ses embouteillages, constitue la pointe de ce triangle d’or à la française. Bien sûr, le pavot n’orne pas les plates-bandes du carrefour lui-même, on le cultive un peu plus loin, dans la plus grande discrétion. Ce que Maintenant vous offre aujourd’hui, avouez que c’est mieux qu’une chasse au trésor…quoique nous déclinons toute responsabilité en cas de pépin.

Arthur, où tu as mis le H? &endash; Un malheureux trafiquant ¦uvrant dans l’une de nos cités de banlieue n’a pas eu de bol : il s’est fait coincer. Acceptant les risques de son métier, il a pris la chose avec une certaine philosophie, sauf qu’il a trouvé un peu fort qu’on l’accuse d’avoir en sa possession le nombre de kilos de haschisch qu’il avait.. moins un. Bien sûr, il n’en a pas fait un foin durant le procès, dans ce genre de cas, la réclamation est plutôt mal perçue. Mais tout de même où est passé ce kilo de H?

COLOMBIE

Alerte à la pollution. &endash; Suite à la demande des Etats-Unis, le gouvernement colombien accepte de tester le tébutiuron, un herbicide granulaire, pour détruire les plantations de coca. Il existe cependant un risque sérieux de pollution des nappes phréatiques.

PAYS-BAS

Distribution médicalisée d’héroïne.&endash; La presse a largement évoqué le lancement en Hollande d’un programme de distribution contrôlée d’héroïne à des toxicomanes lourds. Elle a présenté ce pays comme étant une fois de plus à l’avant-garde en matière de drogues, oubliant que ce genre d’expériences de prise en charge a longuement été développé avec succès il y a plusieurs années par le Dr John Marks à Londres et depuis, avec des modes différents, par la Suisse également. Un programme expérimental pilote a aussi été initié au Luxembourg il y a peu. Pour une fois que le pays batave n’était pas pionnier en la matière...

 

 

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