Entretien avec Didier Jayle, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie

Le Monde du 03.01.03

Le texte de cet entretien a été relu et amendé par Didier Jayle.

Vous avez été nommé, le 23 octobre 2002, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt). Comment abordez-vous vos nouvelles fonctions ?

Trois étapes importantes jalonnent mon calendrier immédiat. D'abord, effectuer, à la demande du premier ministre, un bilan du plan triennal 1999-2002 avec les ministères concernés. Cet état des lieux sera achevé début janvier. Ensuite, je proposerai des axes forts au premier ministre qui, en retour, m'adressera une lettre de cadrage. Sur cette base, je rédigerai un plan que je souhaiterais quinquennal, pour deux raisons : il serait ainsi en cohérence avec la future loi de programmation de santé publique, elle aussi quinquennale ; il se conformerait aux recommandations de la Cour des comptes.

Quelle appréciation portez-vous sur le travail accompli par la Mildt sous la présidence de Nicole Maestracci ?

Le bilan de l'action de Nicole Maestracci est bon. Il témoigne d'acquis importants, notamment dans le domaine de l'information du public. L'enjeu est à présent d'aller plus loin, et d'approfondir les différentes missions de la Mildt. L'un des axes qui me paraît essentiel, sur le plan du fonctionnement, est celui de la déconcentration. Je proposerai donc de renforcer l'ossature de la Mildt et d'avoir des coordinateurs régionaux entièrement investis dans la lutte contre la toxicomanie. Nous devons également renforcer le caractère interministériel de nos actions en impliquant davantage certains ministères. De même, j'aimerais prendre l'initiative d'une campagne de prévention dans plusieurs pays européens : c'est aussi cela construire l'Europe. Enfin, la recherche sera l'une de nos priorités : on ne peut fonder une politique que sur des données précises et validées.

Votre prédécesseuse a été accusée d'avoir banalisé le cannabis. Le reproche vous paraît-il fondé ?

Dans les années précédentes, les priorités de la Mildt ont sans doute été conférées à d'autres problèmes. La chute des barrières entre les drogues licites et illicites est un fait positif. Mais le discours sur les méfaits du cannabis n'a pas été assez énergique. L'expérimentation du cannabis est un phénomène de masse. La France compte environ 2 millions de fumeurs réguliers de cannabis, parmi lesquels 5 % à 10 % ont un usage problématique. C'est considérable. Cela peut entraîner des difficultés sociales, scolaires, d'accidents professionnels ou sur la route. La priorité est d'abord de retarder l'âge des premières consommations et de soutenir les parents.

L'alcool a-t-il pour autant été diabolisé ?

L'alcool entraîne une dépendance forte. Ses dégâts sur la santé sont bien connus. Les actes asociaux (violence, insécurité routière...), les polyconsommations justifient de maintenir l'alcool dans le champ d'action de la Mildt. Je souhaite le renforcement des unités d'alcoologie, avec davantage de moyens pour la prise en charge et pour attirer vers ce secteur davantage de jeunes praticiens.

Ce qui est sûr, c'est que notre pays manque de professionnels s'occupant des dépendances à l'alcool, au tabac et au cannabis. En France, on gratifie à raison ceux qui soignent des maladies, mais on néglige à tort ceux qui les préviennent. Et c'est particulièrement vrai pour ceux qui s'occupent des addictions. Il est également essentiel de favoriser les échanges de savoir-faire, les initiatives communes, les synergies entre les équipes. Ce n'est pas une raison pour gommer toute spécificité. Les trajectoires et les histoires individuelles ne sont pas les mêmes. Adresser un consommateur de cannabis ou quelqu'un souhaitant arrêter de fumer à une structure accueillant des héroïnomanes ne me paraît pas le bon choix. A l'inverse, si localement existe un besoin d'interdisciplinarité, on doit pouvoir le faire. Il faut permettre une diversité des structures de prise en charge et ne pas imposer de modèle unique.

Quelles seront vos autres priorités ?

Sur le plan de la méthode, la Mildt doit pouvoir initier des dispositifs innovants, les évaluer, et les proposer aux ministères concernés. Elle ne se substitue pas à ces derniers et se doit d'éviter le saupoudrage. Sur le fond, il est indispensable de renforcer l'articulation de notre politique avec la législation. La loi de 1970 - qui pénalise l'usage de stupéfiants - s'est progressivement vidée de son sens et n'est plus applicable. Il faut modifier la loi, lui redonner du sens pour qu'elle soit mieux comprise, appliquée. Cela implique des schémas nouveaux, excluant la prison pour les simples usagers, avec par exemple un système d'amendes, plus simple, plus efficace.

Par ailleurs, nous devons réaffirmer l'utilité des dispositifs de réduction des risques, qui permettent un premier contact pour l'accès aux soins, une réduction des overdoses et des contaminations par les virus des hépatites et le VIH. Il est nécessaire aussi d'amorcer des programmes expérimentaux de traitement et de prise en charge pour les usagers de cocaïne et de crack. Enfin, il faut se préparer à faire face au nouveau danger que représentent les drogues de synthèse : l'urgence est de développer les systèmes d'alerte rapide et la lutte contre le trafic.

Concrètement, comment pensez-vous traduire vos orientations sur le terrain ?

Il nous faut responsabiliser davantage encore les individus, en particulier les jeunes, autour de messages comme : "Celui qui conduit ne boit pas et ne consomme rien qui altère les réflexes." Avec l'éducation nationale, nous avons l'intention de multiplier les initiatives pour l'application de la loi Evin dans les collèges et les lycées. Nous allons également nous adresser aux parents, afin qu'ils soient plus à même d'exercer leur rôle éducatif. Dans cet esprit, il faut créer des lieux d'écoute pour les parents et les jeunes autour de la question du cannabis, notamment dans les sites pilotes choisis par le ministère de la ville. Autre action concrète : élaborer des guides à l'intention de ceux qui exercent une responsabilité au sein de la société et qui, de fait, se trouvent confrontés aux problèmes de drogues, licites ou illicites : élus locaux, chefs d'entreprise, syndicalistes, chefs d'établissement, enseignants, professionnels de santé. Enfin, on ne peut pas scinder prévention et prise en charge. C'est très bien, par exemple, de mener une action de prévention pour une université ou une entreprise sans tabac, c'est mieux si on installe dans le même temps et à proximité une consultation de sevrage tabagique.

Propos recueillis par Paul Benkimoun