La dépénalisation de l'usage de drogues divise la commission Henrion

Le Monde du 29.09.03

Après des mois passés à lire, à entendre, à réfléchir, les membres de la commission Henrion, nommés en mars 1994 par Simone Veil, ministre des affaires sociales, de la santé et de la ville, pour examiner l'actualité de la loi du 31 décembre 1970 sur les stupéfiants, n'ont pas réussi à s'accorder sur un point : la suppression ou non des sanctions pénales encourues par les simples consommateurs de substances illicites.

A la question posée par Mm Veil de savoir si la distinction drogues douces-drogues dures devait être retenue, la commission a jugé que l'"on peut (...) simplement faire état de drogues plus ou moins dangereuses", le cannabis et ses dérivés (marijuana, haschich, huile) étant classés parmi les moins dangereuses. A une voix près (9 sur 17), une majorité favorable à la dépénalisation de l'usage de cannabis et de sa possession en petite quantité s'est dégagée. "Il est difficile d'admettre l'amalgame fait, au moins dans les textes législatifs, entre l'adolescent fumeur occasionnel de haschich et l'héroïnomane qui se pique plusieurs fois par jour", ont reconnu les membres de la commission.

Les consommateurs occasionnels du cannabis et de ses dérivés (marijuana, haschich, huile) sont estimés en France entre 1 et 3 millions selon le Comité français d'éducation pour la santé et entre 4 et 5 millions selon la Sofres. Cet usage a été, selon le rapport, "banalisé et dépénalisé de fait depuis la circulaire Peyrefitte de 1978, complétée par une circulaire Badinter de septembre 1984", deux textes qui enjoignaient les parquets à ne plus poursuivre les simples usagers de cannabis. "Conserver une sanction pénale qui n'est pratiquement plus appliquée devient dérisoire et déconsidère la justice aux yeux des adolescents", concluent les neuf membres partisans de la dépénalisation.

Les neuf proposent ainsi de substituer à la pénalisation existante une réglementation qui prévoit l'interdiction de fumer avant l'âge de seize ans en raison, disent-ils, "de la démotivation et de la désocialisation que cela peut provoquer", et l'interdiction de consommer du cannabis dans les lieux publics. L'arsenal réglementaire serait complété par des mesures de "répression de l'ivresse cannabique sur la voie publique", par "la création d'un délit de conduite sous l'emprise du cannabis" et par "l'interdiction de son usage dans les métiers dits de sécurité tels que contrôleur aérien, pilote, conducteur de TGV, entre autres". "S'il n'existait aucune aggravation de la situation dans un délai de deux ans, estiment les partisans de la dépénalisation, on pourrait alors envisager une véritable réglementation du commerce avec un contrôle strict de l'Etat."

A l'inverse, les huit défenseurs de la pénalisation en vigueur s'inquiètent des risques sanitaires potentiels liés à l'abus de cannabis. Ils observent "une altération de la vigilance qui peut persister vingt-quatre heures et une altération de la mémoire qui est temporaire pour les utilisateurs occasionnels mais peut persister plusieurs semaines chez les gros fumeurs". La "théorie de l'escalade" vers les drogues dures est également invoquée, "la plupart des toxicomanes lourds s'étant initiés" avec le cannabis. Cette "escalade", qualifiée de "marginale", concernerait 5 % à 10 % des fumeurs. Le rôle de l'usage abusif de cannabis est également incriminé dans le déclenchement de la schizophrénie, même s'il n'est pas "en lui-même une cause suffisante". Est également dénoncée la fabrication de cannabis sous serre, dont la teneur en principe actif (le delta-9-tétra-hydrocannabinol ou THC) est particulièrement élevée : la variété "nederweit" hollandaise contient ainsi 20 % à 40 % de THC, contre 1 % à 5 % dans la marijuana et 6 % à 10 % dans le haschich. Les partisans de la pénalisation mentionnent enfin les campagnes de lutte anti-tabac et s'interrogent sur "la cohérence des réflexions".

Ces derniers ne s'opposent toutefois pas à une "évolution des textes qui prendrait en compte la spécificité du cannabis sans éluder l'interdit". Ils proposent ainsi une modification de la législation de 1970 permettant d'"exercer une action contraignante dans l'intérêt des usagers". L'utilisation de "peines de substitution (jours-amende, privations de droits, travail d'intérêt général)" et des "possibilités d'individualisation de la peine" sont envisagées.

Sur le versant des drogues "dangereuses", héroïne, cocaïne et crack, la majorité dégagée au sein de la commission, toujours à une voix près (9 contre 8), penche cette fois en faveur du maintien de la pénalisation. "Quelles que soient les solutions éventuellement adoptées, prévient le rapport Henrion, les membres de la commission insistent sur le fait qu'elles ne devraient pas intervenir avant que les procédés d'évaluation et les moyens sanitaires et judiciaires suffisants aient été mis en place." Les dix-sept "sages" sont en effet unanimes pour demander aux pouvoirs publics de "renforcer la surveillance épidémiologique".

Prenant exemple sur les méthodes utilisées pour évaluer la population infectée par le virus du sida, ils proposent de créer "des indicateurs précis, fondés sur des examens biochimiques anonymes des urines à la recherche de toxiques, effectués dans de larges couches de la population dont la composition ne varie a priori pas d'une année à l'autre". Les femmes enceintes, les appelés au service national pendant leurs "trois jours" et les accidentés de la voie publique sont pressentis pour constituer les premières cohortes.

Le deuxième objet de consensus porte sur la nécessité de "promouvoir la recherche" dans trois domaines : neurobiologie, clinique et thérapeutique, sciences humaines. Afin de coordonner ces travaux, une mesure plus spectaculaire est envisagée : le suppression de la délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie (DGLDT), qui, indique le rapport, "n'apparaît pas être une structure parfaitement adaptée à la coordination en matière de recherche et d'évaluation", dont "les moyens sont limités" et qui est "affligée d'une instabilité chronique".

Le remplacement de la DGLDT par une "agence indépendante" est prôné. Cet organe deviendrait alors un "observatoire des conduites addictives", chargé de recherche fondamentale, de formation et d'évaluations. En bref, tout "ce qu'aurait dû être l'institut national de l'enseignement, de la recherche, de l'information et de la prévention sur les toxicomanies, créé par une loi du 31 décembre 1987 (J.O. du 5 janvier 1988), qui n'a jamais vu le jour".

UN SUIVI THÉRAPEUTIQUE

Les deux derniers domaines où les propositions ont fait l'unanimité sont ceux de la prévention et des soins. Les membres de la commission estiment qu'"il est important de présenter les drogues illicites sans les isoler des autres substances psychoactives susceptibles d'entraîner une dépendance". La création d'une "fondation composée de professionnels de la publicité et des médias" est envisagée.

L'amélioration de la prise en charge des toxicomanes à l'hôpital fait également partie du programme. La commission demande que "tout toxicomane arrivant aux urgences puisse être examiné par un médecin formé et qualifié" et prévoit de créer dans les hôpitaux "une unité permanente d'accueil pour les toxicomanes" inspirée des équipes de coordination et d'intervention auprès des malades usagers de drogues (ECIMUD), au nombre de sept en 1994. La commission souhaite par ailleurs que la politique dite de réduction des risques (surdoses, hépatites, sida, marginalisation, délinquance), basée sur la distribution de seringues stériles, de préservatifs, de produits de substitution et sur les réseaux de médecins généralistes, passe à la vitesse supérieure. Elle aimerait voir "nettement augmenté" le nombre des "boutiques", ces lieux d'accueil pour les usagers de drogues les plus démunis, ainsi que celui des bus de prévention itinérants.

Pour les usagers de drogues incarcérés du fait d'autres délits de droit commun (environ 10 000 personnes sur près de 54 000 détenus), le rapport insiste sur la nécessité de "poursuivre l'effort entrepris pour organiser un véritable suivi thérapeutique" et prend pour exemple les problèmes liés à la poursuite des traitements par la méthadone. Jugeant "marginal" le nombre des places de méthadone actuellement ouvertes sur le territoire français, mais insistant pour que l'on cesse d'"opposer constamment sevrage et substitution", la commission défend la complémentarité des prises en charge. Le recours aux communautés thérapeutiques, très peu usité en France, devrait, selon le rapport, être encouragé et développé par "d'autres équipes que celles du Patriarche", une association aux méthodes plus que discutables fondée par Lucien Engelmajer.

Laurence Folléa