Amériques COLOMBIE

Wall Street chez les guérilleros marxistes

Surréaliste. Le patron de la Bourse de New York est allé expliquer les bienfaits du libéralisme à l'un des chefs de la guérilla, dans la jungle et en présence d'un ministre colombien.

THE GLOBE AND MAIL

Toronto

DE CALI

Cela semble bizarre ou surréaliste, mais n'importe quel connaisseur de la Colombie n'en serait pas surpris !" a commenté Michael Shifter, un membre de l'Inter-American Dialogue, un groupe de réflexion sur les Amériques installé à Washington. Le 26 juin, le capitalisme a rencontré le marxisme dans la jungle amazonienne. Pendant une heure et demie, Richard Grasso, président du New York Stock Exchange (NYSE), la Bourse de New York, et Raúl Reyes, commandant des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), le plus vieux groupe de guérilla communiste du continent, fort de 15 000 hommes environ, se sont installés autour d'une table pour discuter. Plusieurs membres de haut rang du gouvernement colombien, dont le ministre des Finances, Juan Camilo Restrepo, étaient présents à cette entrevue.

"NOUS AVONS DISCUTÉ DU MARCHÉ DES ACTIONS"

M. Shifter a évidemment raison. Après tout, cette histoire arrive dans la patrie de l'un des écrivains les plus lus au monde : Gabriel García Márquez. Le Prix Nobel a toujours insisté sur le fait que son oeuvre est plus empreinte de réalisme que de magie, et qu'elle s'inspire entièrement de la vie de tous les jours en Colombie. Le patron de Wall Street peut atterrir en avion dans cette zone [du sud-est du pays] démilitarisée aussi grande que la Suisse et contrôlée par des troupes rebelles [dans le cadre des négociations de paix] pour essayer de vendre le capitalisme à un individu barbu, vêtu d'un treillis et armé d'un fusil d'assaut.

Pourquoi Richard Grasso a-t-il souhaité rencontrer le chef guérillero ? "Le président Andrés Pastrana trouvait intéressant de faire appel à un représentant du secteur privé pour qu'il vante auprès des dirigeants des FARC ce que seraient les mérites du développement économique dans la Colombie d'après-guerre, explique-t-il . J'ai été impressionné par la conviction de M. Pastrana concernant le retour de la paix ; aussi j'ai voulu apporter mon aide." De quoi s'est-il entretenu avec son interlocuteur venu de "quelque part dans les montagnes de Colombie", pour reprendre les termes utilisés par les FARC en guise de signature de leurs communiqués ? M. Grasso a évoqué le rôle que peuvent jouer le capitalisme et les marchés mondiaux dans le processus de démocratisation. Richard Grasso le juge "raffiné et bien informé, malgré ce qu'on peut croire".

"JE PROPOSE QUE VOUS NOUS RENDIEZ PANAMÁ"

Cette rencontre n'entraînera pas un assouplissement de la position de la Maison-Blanche vis-à-vis de la guérilla. Néanmoins, Juan Camilo Restrepo la juge importante, puisqu' "un observateur étranger et représentant la communauté financière internationale s'est fait sa propre opinion du processus de paix en Colombie". [Ce processus, qui devait reprendre le 7 juillet après plusieurs faux départs, a été reporté au 20.] Selon le ministre, "les guérilleros sont désormais conscients que les discussions de paix ne peuvent pas se tenir tant qu'on tourne le dos au reste du monde". Raúl Reyes a saisi l'occasion pour dénoncer "l'injustice qu'il y a à ne regarder le pays qu'à travers le prisme du trafic de drogue". La Colombie vaut "bien mieux que cela, elle est peuplée de gens honnêtes et travailleurs".

Aussi passionnants que soient tous ces sujets, cette rencontre extraordinaire, souligne Juan Camilo Restrepo, a surtout représenté l'occasion de "partager des expériences". Il cite en exemple le fait que Richard Grasso a ouvert la séance en racontant à Raúl Reyes son enfance dans le Queens, le quartier de New York où vit une population d'immigrés d'origines très diverses, dont des dizaines de milliers de Colombiens. Cela a fait revenir en mémoire au ministre des Finances une plaisanterie qui circulait en Colombie lors de la visite de Richard Nixon dans les années 60. A la descente d'avion du président des Etats-Unis, son homologue colombien Fabio Valencia l'accueillit en ces termes : "J'aimerais profiter de cette visite historique pour proposer un pacte." "Sur quoi porterait-il ?" demanda M. Nixon. "Je propose que vous nous rendiez Panamá [indépendant de la Colombie depuis 1903, après l'intervention des Etats-Unis], en échange nous vous rendrions le Queens." L'humour est évidemment l'un des moyens de survie indispensables des Colombiens après quarante années de violences ininterrompues, de mise au ban de la communauté internationale, de corruption gouvernementale et d'innombrables autres problèmes qui auraient fait plier n'importe quel autre peuple moins résistant.

Timothy Pratt

Courrier International

15/07/1999, Numero 454