Disparitions, exécutions sommaires : des milliers de morts chaque année

Alain Abellard, Le Monde daté du jeudi 23 septembre 1999

 

ALIRIO URIBE, ainsi que plusieurs de ses confrères avocats, est menacé de mort en Colombie. Dans les locaux parisiens de la Fédération internationale des droits de homme (FIDH), dont il est membre avec son collectif d'avocats José Alvear Restrepo, il a raconté, mardi 21  septembre à Paris, les menaces et le harcèlement dont il est victime. « Je suis universitaire, mais je n'enseigne plus. Je serais une proie trop facile pour les sicarios », explique-t-il, tout en dénonçant la responsabilité de l'Etat colombien dans la dégradation de la situation des défenseurs des droits de l'homme dans son pays.

Alirio Uribe a été accusé, par le parquet colombien, d'appartenir à un groupe de pression qui milite en faveur d'un mouvement de guérilla pour que ses membres en prison bénéficient d'un statut de prisonnier politique. Ce type d'accusation, selon Françoise Marthe, une avocate de la FIDH, « vise à criminaliser les défenseurs des droits de l'homme en Colombie » et à les désigner comme des cibles potentielles aux groupes paramilitaires. Il figure avec vingt autres personnalités (journalistes, universitaires et écrivains) sur une liste noire anonyme, les dénonçant comme « des ennemis du processus de paix » et désignés, de fait, comme des objectifs militaires.

« La situation des droits de l'homme en Colombie est l'une des plus graves au monde et la plus terrible de toute l'Amérique latine », soutient le secrétaire général de l'organisation, Claude Katz, sans dissimuler le désarroi « et le pessimisme » que provoque en lui la situation de la Colombie, où il a déjà effectué quatre missions.

Un an après l'espoir né de l'ouverture de discussions de paix, entre la guérilla et le nouveau président Andrés Pastrana, la Colombie s'enfonce dans une violence totale qui « vise systématiquement ceux qui manifestent une opposition dans un pays qui n'en connaît pas », selon Claude Katz.

La commission Vérité et Réconciliation au Chili « avait recensé 2 700 , écrivent les responsables d'un bulletin trimestriel, édité par le Cinep, une association colombienne de défense des droits de l'homme. En 1998, selon le Cinep, il y a eu dans le pays 8 964 cas de violation des droits de l'homme qui ont causé la mort de 3 051 personnes, victimes directes des affrontements armés.

FUITE EN AVANT

L'enlèvement, dimanche, de 30 civils par 200 guérilleros de l'Armée de libération nationale (ELN) n'a fait que couronner une semaine marquée par les exécutions sommaires de personnalités indépendantes. Après le meurtre, le 13 août à Bogota, du journaliste satitrique Jaime Garzon, trois autres exécutions ont inspiré une vague de terreur aux Colombiens. Le maire de Vistahermosa (dans le sud du pays), Marco Londono, a été abattu dimanche par deux tueurs à moto. Il s'agit du huitième maire tué en Colombie depuis le début de l'année et du dix-neuvième depuis deux ans.

Selon la fédération nationale des maires, 500 d'entre eux, sur les 1 081 du pays, subissent la pression des fusils des groupes armés, et le quart d'entre eux (270) sont obligés de « partager » le budget de leur localité avec les différents groupes armés. La victime administrait l'une des cinq villes de la zone démilitarisée laissée par le gouvernement au contrôle des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), le principal mouvement de guérilla du pays, depuis le 7 novembre 1998 dans le cadre de discussions préliminaires de paix.

L'assassinat de Marco Londono avait été précédé, vendredi, par celui d'un journaliste, Guzman Quintero Torres, rédacteur en chef du quotidien El Pilon, à Valledupar (dans le nord du pays). Il avait fait l'objet, il y a quelques années, de menaces de mort de la part de paramilitaires. Plus d'une centaine de journalistes colombiens ont été assassinés au cours des dix dernières années.

Une autre personnalité, l'universitaire Jesus Antonio Bejarano, ancien conseiller pour la paix de l'ex-président César Gaviria (1990-1994), secrétaire général de l'OEA (Organisation des Etats américains), avait été tué, lui, en plein centre de l'université nationale à Bogota, mercredi.

Ces meurtres spectaculaires puisqu'ils ont visé l'activité des victimes (élus, journalistes, universitaires ou défenseurs des droits de l'homme) ne constituent pourtant qu'une infime partie de l'ensemble des assassinats. De plus en plus, en Colombie, les civils subissent directement la violence des groupes armés qui se livrent à une lutte d'influence sans merci, pour le contrôle des régions. Et, dans le registre des massacres, pas plus les mouvements de guérilla que les groupes paramilitaires ne respectent les droits de l'homme. Ils exécutent froidement, selon la méthode des listes, les villageois accusés d'avoir « collaboré » avec les uns ou les autres, ou qui se refusent à quitter leur maison et leurs terres.

Depuis 1992, les groupes paramilitaires ont étendu leur influence dans tout le pays. Ils sont tenus pour responsables de la majorité des massacres dans le pays. Et la FIDH dénonce l'attitude des autorités, qui persistent à nier qu'il « existe une collaboration et des liens étroits entre les paramilitaires et les forces armées ». Même si certaines procédures judiciaires sont en cours, la règle demeure l'impunité et alimente cette fuite en avant du pays dans la violence et la « guerre sale ».