Courrier International n°710, 10 juin 2004

FRANCISCO SANTOS CALDERÓN

Drogue chez vous, violence chez nous

Francisco Santos Calderón est depuis août 2002 vice-président de la Colombie. Sa famille est propriétaire d'El Tiempo, le plus important quotidien colombien, dont il a été longtemps le rédacteur en chef. En 1990, il a été enlevé pendant huit mois par les hommes du baron de la drogue Pablo Escobar.

 

L'engagement de l'Europe en faveur des droits de l'homme et de l'environnement devrait s'accompagner d'un examen de conscience en ce qui concerne la consommation de drogue. Je vais vous dire pourquoi. Il y a un mois, j'ai survolé un pan de forêt vierge sur la côte pacifique colombienne, l'une des zones à plus forte biodiversité de la planète. Tandis que j'admirais cet immense tapis de verdure, on a commencé à distinguer des trous noirâtres dans les trois couches de végétation. Ces clairières étaient le produit de brûlis et de coupes, dus non pas aux multinationales mais aux cocaleros [producteurs de coca] qui défrichent afin de satisfaire l'énorme demande de cocaïne de l'Europe et des Etats-Unis.

Les cocaleros de Colombie travaillent directement pour les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC, principal groupe de guérilla, fondé il y a tout juste quarante ans), l'ELN (Armée de libération nationale, deuxième groupe de guérilla) et les Autodéfenses unies de Colombie (AUC, milices de paramilitaires d'extrême droite), auteurs des plus graves violations des droits de l'homme sur le continent américain. Outre les assassinats de civils, les enlèvements et autres activités criminelles, on estime que pas moins de 1,8 million d'hectares ont été abîmés à cause de la culture de la feuille de coca et des processus de transformation de la cocaïne. Or ni les défenseurs des droits de l'homme ni les écologistes n'ont condamné la destruction de cette forêt tropicale, qui abrite 10 % de la biodiversité de la planète. Ils se demandent au contraire pourquoi le gouvernement colombien mène une politique si énergique contre ces organisations terroristes.

En Colombie, la production de cocaïne n'est pas le prolongement d'une culture médicinale indigène comme voudraient le faire croire certains groupes mal informés. Il s'agit bel et bien d'une industrie qui déverse des millions de litres d'engrais toxiques et de produits chimiques dans les cours d'eau des forêts vierges, ce à quoi viennent s'ajouter les défrichements sauvages, qui détruisent l'habitat d'espèces en voie d'extinction. Loin d'être un caprice, les vigoureuses mesures de sécurité du gouvernement sont une réponse à la violence financée par le trafic international de drogue et orchestrée par ces organisations terroristes. Les révolutionnaires d'hier sont devenus les barons de la drogue multimillionnaires d'aujourd'hui.

Certains Européens ont montré du doigt la faiblesse des institutions colombiennes, voire dans certains cas nos dépenses excessives en matière de sécurité. Nous demandons à ces détracteurs d'avoir un regard honnête sur les conséquences du trafic international de drogue et sur son rôle dans l'affaiblissement des institutions démocratiques, lesquelles sont indispensables au maintien de l'Etat de droit. Si l'industrie pétrolière, par exemple, finançait n'importe lequel de ces actes de violence ou produisait une telle destruction de l'environnement, les organisations européennes de défense des droits de l'homme s'étrangleraient d'indignation. Pourtant, alors même que la violence et la destruction de l'environnement en Colombie résultent directement de la demande et de la consommation de cocaïne par les couches les plus aisées de leur population, les Européens gardent le silence.

Cette même Union européenne dont les habitudes de consommation de drogue obligent à adopter une législation antiterroriste en Colombie se montre particulièrement critique envers la politique de l'actuel gouvernement colombien, politique visant pourtant à mettre fin aux assassinats et aux enlèvements quotidiens que subit notre peuple. L'Europe ne peut pas continuer à vouloir à la fois la cocaïne et le respect des droits de l'homme. L'Union européenne compte désormais 25 Etats membres. Si la consommation de cocaïne en Europe croît au même rythme que l'expansion économique attendue, le peuple colombien le paiera par davantage de violence, de mines antipersonnel, d'enlèvements et de trous noirs dans nos forêts vierges tropicales.

Francisco Santos Calderón

El País


Ma réponse à Courrier International (non publiée) :

 

Dans l'éditorial n°710 de Courrier International, le vice-président colombien, F. Calderón, condamne la duplicité de l' Europe dans un réquisitoire sévère : la consommation de cocaïne ici serait une cause de la violence là-bas. Sans minimiser la part de responsabilité des Européens dans ce problème, je remarque toutefois qu'il oublie de dire que les Etats-Unis sont la destination principale de la cocaïne produite en Amérique latine. Il omet tout aussi étrangement d'évoquer le Plan Colombie, dont les dégâts sociaux et environnementaux ont été critiqués par l'UE et le Congrès américain. En avril 2001 déjà, plus d'une centaine de leaders sud-américains (politiques, religieux, Prix Nobel...) déclaraient avec lucidité : « Nous comprenons qu'il n'y a pas de réponse simple ou de solution facile au tragique dilemme colombien, entre la guerre et la violence liée au trafic de drogues. Et nous croyons que les Etat-Unis ont un intérêt légitime à réduire les dommages occasionnés par l'usage de drogues illicites. Mais nous sommes sérieusement préoccupés par le fait que la politique actuelle fera plus de mal que de bien à la Colombie et aux régions voisines, tout en ayant que peu ou pas du tout d'effets sur le problème des drogues dans les pays consommateurs.»

Un « regard honnête » pousse à reconnaître que la solution militaire est une impasse et une réponse répressive ne fait qu'amplifier la violence liée au trafic de drogues, car elle n'influe nullement sur la cause : la prohibition, qui rend la cocaïne si profitable. Ce constat objectif est partagé par nombre de personnes dans le monde entier, dont des concitoyens de M. Calderón, comme Fernando Londoño, ancien ministre colombien de l'Intérieur et de la justice, l'écrivain G. Garcia Marquez, ou encore Gustavo de Greiff, ancien procureur général de Colombie (il a arrêté Pablo Escobar), ancien ambassadeur à Mexico et professeur au Collège de Mexico, qui déclare : « la guerre anti-drogue a échoué, et cette raison exige la transformation de la stratégie répressive en une stratégie de légalisation, qui consiste en une régulation légale de la production et de la vente des drogues prohibées ». Pour paraphraser M. Calderón, je concluerai en disant que l'engagement de l'Europe en faveur des droits de l'homme et de l'environnement doit s'accompagner d'un examen de conscience en ce qui concerne la prohibition des drogues, dont nous sommes tous victimes des méfaits. Quelques partis et ONG (les Verts et le Parti Radical Transnational) l'ont initié.