Guérilla COLOMBIE

A la chasse au trésor de guerre des FARC

SEMANA, Bogotá

Un haut gradé qui dirigeait une série d'enquêtes sur un enlèvement a trouvé curieux que l'un des chefs d'entreprise kidnappés l'année dernière par les Forces armées révolutionnaires de Colombie, groupe de guérilla communiste fondé en 1964 [FARC] fasse des investissements dès sa libération. Il s'agissait du propriétaire d'une station-service qui, malgré la forte somme qu'il a payée pour sa rançon (qui l'a laissé au bord de la faillite), s'est empressé d'acquérir de nouvelles pompes à essence. Au fil de l'enquête, il s'est avéré que le chef d'entreprise s'était engagé à faire des investissements en faveur de la guérilla, faute de quoi on le menaçait d'un nouvel enlèvement, voire d'une exécution. D'après le militaire chargé de l'enquête, des cas de chantage similaires se sont produits avec d'autres victimes d'enlèvements. Dans l'une de ces affaires, il est apparu que les guérilleros étaient à la tête d'une chaîne de rôtisseries de poulets, et dans d'autres, que les victimes possédaient d'importants biens immobiliers. Selon les services chargés d'enquêter sur les activités de la guérilla, des histoires comme celles-ci sont de plus en plus courantes. Elles ne constituent qu'un échantillon d'un des sujets les plus méconnus et les plus controversés en Colombie : la façon dont les groupes subversifs placent leur argent.

Pour la rébellion, le blanchiment de l'argent est devenu une activité aussi fructueuse que la prise de villages ou les embuscades. Les stations-service et les rôtisseries ne sont que deux des méthodes d'investissement les plus novatrices et les plus simples qu'ont trouvées les groupes armés ces dernières années pour faire fructifier les excédents de ce qui est devenu l'une des affaires les plus rentables du pays. Les FARC ont en effet développé un réseau complexe de blanchiment d'actifs dont l'efficacité, bien plus importante que celle du trafic de drogue, repose sur la discrétion des rebelles chargés de la gestion des fonds, sur des complicités au sein du système bancaire et sur l'incompétence technique de l'Etat. a déclaré à Semana un haut fonctionnaire des services de renseignements de l'Etat.

LES FARC INVESTISSENT DANS LES BANQUES, LE COMMERCE, L'IMMOBILIER...

En Colombie, différentes enquêtes ont démontré que les organisations subversives, notamment les FARC, ont acquis un pouvoir économique non négligeable, fruit de leurs activités illégales. La preuve en est le rapport le plus récent sur la situation financière des guérilleros, élaboré par le Comité interinstitutionnel de lutte contre les finances de la subversion. Ce rapport établit qu'en 1998 les revenus des FARC ont atteint le chiffre effarant de 541,76 milliards de pesos [plus de 2,3 milliards de FF], provenant du trafic de drogue, de l'extorsion de fonds, des enlèvements, des hold-up, du vol de bétail, etc. Le rapport du Comité, fondé sur des documents confisqués aux guérilleros, sur des informations d'indicateurs, ainsi que sur les estimations des services de renseignements et les données fournies par différentes organisations, en a toutefois laissé plus d'un perplexe. Le Département de la planification nationale soutient que les revenus de la rébellion provenant du trafic de drogue "sont sans doute surestimés". Jesús Bejarano, président de la Société des agriculteurs de Colombie (SAC), émet lui aussi quelques doutes à ce sujet. "Le fait est qu'il règne un certain flou à propos des finances de la guérilla et de leur véritable importance. On doit donc se contenter d'estimations", conclut le dirigeant syndical. Toutefois, personne ne met en doute les millions de bénéfices générés par les affaires de la guérilla.

D'après les calculs des services de renseignements, sur les étonnants revenus engrangés par les FARC, il faut décompter les coûts opérationnels de la guérilla - armement, médicaments, nourriture, communications, etc. Ceux-ci se monteraient à 76,4 milliards de pesos [330 millions de FF], soit moins de 15 % des gains totaux. Où donc est investi le solde de cette opération, une somme qui a atteint 410,12 milliards de pesos [1,8 milliard de FF] rien qu'en 1998 ? Banques, commerce, Bourse des valeurs, coopératives agricoles et de transport, sociétés de gardiennage et de surveillance, immobilier, centres d'approvisionnement, élevage et industries alimentaires, tels sont quelques-uns des secteurs qui ont bénéficié de l'argent de la subversion, d'après une enquête de Semana .

Les militaires et certains experts estiment qu'un fort pourcentage des revenus des FARC est investi dans la modernisation de leur armement ou dans la fabrication d'armes. Ce que confirment les récentes saisies effectuées à Bogotá et à Cali, où figuraient notamment des missiles sol-air et des outils ultramodernes importés pour la fabrication des armes. D'après certains calculs, 10 milliards de pesos [43 millions de FF] seront consacrés à l'achat d'armements et 10 autres milliards "au développement ou à l'amélioration de l'appareil productif ou logistique". De plus, les services d'espionnage ont appris que la subversion comptait investir sa plus-value dans la mise en place d'une radio clandestine sur chaque front, dans du matériel chirurgical moderne pour ne pas avoir à envoyer les blessés dans les centres urbains et, enfin, dans "des grands groupes économiques". En matière de trafic de drogue, les autorités sont parvenues à tout retrouver, depuis le livret d'épargne du moindre jardinier travaillant pour les responsables du cartel de Cali jusqu'aux cartes de crédit des chefs de bande. En revanche, pour ce qui est des investissements de la subversion, les enquêtes officielles n'ont abouti à aucun procès, et c'est à peine si les services de renseignements savent à quoi est destiné l'argent. On sait que les rebelles investissent une partie de leurs revenus dans des entreprises légales, à fortes liquidités. On sait aussi qu'ils ont ouvert des comptes à l'étranger, et il se pourrait qu'ils aient acheté des actions de grandes sociétés colombiennes. Mais, dès qu'il s'agit de révéler des chiffres, de désigner des responsables et d'expliquer les méthodes de blanchiment employées par les rebelles, procureurs et tribunaux n'ont rien à montrer. De même, les autorités de tutelle du système financier reconnaissent qu'aucune mesure concrète n'est prise pour mettre en lumière les mécanismes de blanchiment d'argent de la guérilla. Cette situation a facilité l'infiltration des deniers de la guérilla dans divers domaines de l'activité économique. Mais la responsabilité en incombe aussi aux différents gouvernements, qui ont déployé davantage d'efforts pour dénoncer les méthodes de la guérilla que pour l'attaquer efficacement au portefeuille.

En 1992, une ancienne guérillera d'environ 35 ans s'est présentée dans les bureaux du Comité interinstitutionnel de lutte contre les finances de la subversion, à Bogotá. La jeune femme avait décidé de révéler certains secrets des FARC. De son propre aveu, elle en avait assez des coups et des mauvais traitements que lui infligeait le commandant Jacobo Arenas [aujourd'hui décédé]. En qualité de compagne du légendaire chef guérillero, la jeune femme pouvait fournir des informations de première main sur les projets et la gestion des ressources financières de l'état-major rebelle. Après s'être assuré de la fiabilité de cette source, le Comité a recueilli son témoignage. La femme a raconté qu'à plusieurs reprises elle avait vu les principaux commandants des différents fronts se réunir à Casa Verde [campement central de l'époque, situé dans le département du Meta, au sud-est de Bogotá], avec des ballots pleins d'argent liquide. Ils étaient reçus par Arenas et Manuel Marulanda Vélez [le chef des FARC, surnommé "Tirofijo", Pedro Antonio Marín de son vrai nom]. Les deux chefs s'enfonçaient dans la jungle voisine, puis réapparaissaient quelques heures plus tard, les mains vides. On pense que les billets étaient cachés dans de petites criques connues d'eux seuls. D'autres témoins ont déclaré aux autorités que l'argent était enterré dans des tonneaux métalliques. De telles pratiques appartiennent désormais au passé.

LE BLANCHIMENT D'ARGENT EST UN DÉLIT DIFFICILE À COMBATTRE

Au milieu des années 90, l'organisation a appris à utiliser des méthodes de blanchiment plus efficaces, certaines héritées du trafic de drogue. "Les guérilleros ont appris que le meilleur moyen pour que les autorités perdent la trace des fonds était de faire appel au secteur financier, dont la dynamique propre permet de brouiller les pistes facilement", affirme Juan Pablo Jaimes, l'un des plus éminents spécialistes colombiens de cette question et secrétaire général de l'une des autorités de contrôle de l'Etat. Le système le plus courant consiste à utiliser des hommes de paille pour placer de petites sommes sur différents comptes. Autre méthode mise en évidence par les autorités : la création de sociétés-écrans. Les guérilleros repèrent de petites entreprises ou des entreprises prestigieuses en situation précaire et ils convainquent le patron, parfois sous la menace, de gérer leurs ressources par l'intermédiaire de son entreprise. L'utilisation de sociétés-écrans détournant les noms de multinationales ou d'Eglises chrétiennes a fait florès il y a quelques années. Comme l'a expliqué Jaimes à Semana , "ce sont des sociétés qui brassent de grosses sommes d'argent, et il était donc peu probable qu'elles éveillent les soupçons".

Jorge Visbal Martelo, président de la Fédération nationale des éleveurs, s'avoue découragé. Même frustration chez le général Fernando Tapias. "Chacun en est conscient, la seule façon de vaincre la guérilla, c'est de la couper de ses sources de financement, mais l'Etat ne s'est jamais attaqué au problème." Le manque de volonté politique n'est pas seul en cause. Certains spécialistes consultés par Semana soutiennent que le gouvernement n'a pas suffisamment de personnel compétent pour mettre au jour les longues et fastidieuses opérations de blanchiment de l'argent. Selon Juan Pablo Jaimes, "le blanchiment d'actifs est l'un des délits les plus difficiles à combattre partout dans le monde". Par ailleurs, comme l'a affirmé à Semana un ancien membre du Comité de lutte contre les finances de la subversion,

Paradoxalement, bien qu'en matière de répression du blanchiment la législation et la réglementation colombiennes comptent parmi les plus complètes du monde, les résultats brillent par leur absence. Outre la complexité même du délit, la bureaucratie porte une lourde part de responsabilité. Il existe près de quinze services qui luttent contre le blanchiment d'actifs. Or, bien qu'ils fassent tous partie du Comité interinstitutionnel pour la lutte contre le blanchiment d'actifs, créé en 1995, et qu'ils doivent théoriquement fonctionner de façon coordonnée, leurs efforts restent isolés. Pour tenter de remédier à cette situation et donner un véritable coup d'arrêt à ces pratiques, le Sénat débat de la création d'une unité de renseignements financiers, un service administratif qui, selon Andrea Martínez, conseillère du ministère de la Justice, "a fait la preuve de son efficacité dans les 33 pays où il existe, mais qui, en outre, aidera le ministère public à centraliser et à dépouiller toute l'information sur le blanchiment". Pour certains, ce type de mesure ne suffira pas à débloquer la situation. Car, si l'on en croit un ancien commandant de l'armée interrogé par Semana , "les lois existantes ne sont pas adaptées à la lutte contre la guérilla, tout le problème est là". Un avis partagé par Jaimes et d'autres spécialistes, qui considèrent que "les insuffisances ne sont pas liées à un manque d'effectifs ou de compétences. C'est l'ensemble du dispositif de lutte contre le blanchiment qu'il faut repenser."

Courrier International

8/04/1999, Numero 440