Colombie : manifestation de masse lors des obsèques de Jaime Garzon

BOGOTA de notre correspondante

Le Monde daté du 17 août 1999

Près de 200 000 personnes ont participé, samedi 14 août, à Bogota, la capitale colombienne, à la manifestation organisée lors de l'enterrement de Jaime Garzon, le journaliste et humoriste politique assassiné la veille. Dans un pays habitué à la violence et aux crimes politiques, la mort sanglante d'un homme d'humour engagé dans la cause de la paix reste pour beaucoup incompréhensible. Les proches de Jaime Garzon et les analystes s'accordent à accuser les milieux d'extrême droite.

Contradiction du personnage et du pays, le cercueil de l'humoriste qui critiqua si durement la classe politique était exposé depuis la veille sur les marches du Congrès de la République. Et c'est là que la soeur du défunt a dénoncé devant la foule réunie la responsabilité des dirigeants colombiens « dans la culture de violence du pays ». Des milliers de petits drapeaux blancs marqués de l'inscription « Ça suffit ! » couvraient la grande place du centre-ville de Bogota. « Guérilla, paramilitaires : tous des assassins », précisait une grande banderole. « Ce n'est pas Jaime que je pleure, c'est mon pays en ruine », sanglotait une des manifestantes. Vers 16 heures, un accident a fini d'endeuiller la journée : une passerelle, sur laquelle une cinquantaine de personnes attendaient le passage du cortège, s'est écroulée, causant la mort de trois personnes et en blessant une trentaine.

, écrivait, dimanche, Francisco Santos, rédacteur en chef du Tiempo, le grand quotidien libéral du pays.

Une fois de plus, le crime n'a pas été revendiqué. De source policière, trois pistes sont à l'étude : la guérilla, les paramilitaires et l'armée. L'hypothèse qu'un groupe des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) - organisation armée extrêmement disciplinée - ait pu chercher à s'opposer aux négociations de paix engagées par ses dirigeants semble peu crédible.

Les paramilitaires, pour leur part, ont formellement démenti toute participation. Les proches de Jaime Garzon ont confirmé que celui-ci, se sachant très menacé, avait pris contact avec leur chef, Carlos Castaño, qu'il devait rencontrer prochainement. Les soupçons se portent donc sur une faction extrémiste de l'armée qui, indignée du rôle de Jaime Garzon dans la libération d'otages par la guérilla et de sa participation au processus de paix, l'aurait exécuté.

L'assassinat de Jaime Garzon est venu rappeler que les villes ne sont plus à l'abri de la violence politique. D'un point de vue géographique, le conflit armé colombien reste essentiellement rural. C'est dans les régions abandonnées du pouvoir central que les morts de la guerre - victimes des combats, d'assassinats individuels et de massacres - se comptent par centaines et les déplacés par centaines de milliers. Mais depuis quinze ans, des journalistes, des militants des droits de l'homme, des leaders syndicaux, des militaires et des hommes politiques ont aussi été assassinés en ville. Au cours des trois derniers mois, quatre personnes ont été tuées à l'université de Medellin, la deuxième ville du pays.

La manifestation de samedi confirme le début de « mobilisation de la société civile contre la violence » dont parlent les politologues. Depuis quatre mois, des manifestations pour protester contre la pratique des enlèvements et de la violence ont été organisées dans les principales villes du pays. Le 22 juillet, 400 000 personnes ont ainsi défilé dans les rues de Medellin. Le 12 août, 120 000 étaient présentes à Manizalez.

La mémoire des immenses manifestations, qui eurent lieu en Espagne pour protester contre l'assassinat de Miguel Angel Blanco par l'ETA et leur impact sur l'organisation basque, anime les organisateurs des mobilisations colombiennes. Juan Carlos Florez, journaliste et ami de Jaime Garzon, le dit : « Nous n'étions que 200 000 samedi, mais c'est notre seule et bien mince raison d'espérer que la violence un jour prenne fin. »

  Marie Delcas

Le Monde daté du mardi 17 août 1999