Amériques COLOMBIE

"Tirofijo", le guérillero légendaire qui veut faire la paix

Le vieux chef des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) accepte de négocier la paix avec le gouvernement, mais impose ses conditions. Son pouvoir et son expérience le placent en position de force.

SEMANA

Bogotá

Manuel Marulanda Vélez, alias "Tirofijo" [Tire juste], vient de fêter ses 68 ans. La dernière fois qu'il s'est promené dans les rues d'une ville colombienne, c'était en 1963, il y a trente-cinq ans, à Neiva (département de Huila). Cinq ans plus tard, selon les autorités, il allait à Moscou se faire soigner la prostate et prendre des cours de marxisme. Mais cette visite n'est pas mentionnée dans les biographies autorisées du leader guérillero. Peut-être appartient-elle à la légende, comme son décès si souvent annoncé par les médias.

Une chose est sûre, Marulanda (comme l'appellent ses coreligionnaires), Tirofijo (comme on le connaît dans le pays) ou Pedro Antonio Marín (son vrai nom) aura bientôt passé cinquante ans dans les profondeurs de la montagne. Depuis 1949, date à laquelle il entreprit de mener une guérilla avec quatorze de ses cousins et d'attaquer en vain Génova, son village natal (dans le Quindío), le chef guérillero a parcouru à pied une bonne partie du sud du pays. Il y a fait du prosélytisme armé et créé une armée irrégulière, présente aujourd'hui sur près de 70 fronts dans l'ensemble du pays [avec, estime-t-on, de 12 000 à 15 000 guérilleros]. Dire que Tirofijo est le plus vieux guérillero du monde est presque devenu un lieu commun. La patience avec laquelle il a développé son organisation, la façon qu'il a de provoquer l'Etat et son talent pour échapper pendant un demi-siècle aux persécutions implacables des forces armées font de lui un personnage incontournable de l'histoire de la seconde moitié du XXe siècle en Colombie.

Et pourtant, Tirofijo a rarement eu autant d'influence sur la vie politique du pays que depuis l'année dernière. En décidant de rencontrer le haut-commissaire pour la paix, Víctor G. Ricardo, et en se prononçant pour la candidature d'Andrés Pastrana à la présidentielle de juin dernier, Marulanda a changé le cours de l'élection. Reniant ses convictions abstentionnistes, il a voté. Ce n'est pas tout. Alors que, depuis six mois, les discussions entre le gouvernement et les groupes subversifs étaient interrompues, il a fait de la paix la priorité absolue du nouveau président [entré en fonctions en août] et du pays.

Et pas n'importe quelle paix. Rompant avec les processus suivis par d'autres groupes harcelés par l'Etat (avec démobilisation, désarmement et réinsertion à la clé), Tirofijo a clairement indiqué que "la paix des vaincus" ne l'intéressait pas. Alors que, depuis deux ans, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) frappent très fort pour démontrer leur puissance militaire, il a choisi d'emblée de jouer la carte de l'échange des guérilleros détenus contre ses "prisonniers de guerre".

Pendant ce temps, le pays retient son souffle, curieux de savoir comment on sortira de l'impasse. Dans ce marchandage, ce sont les FARC qui mènent les opérations. Ce n'est pas un hasard si l'on a l'impression que le gouvernement a tout donné sans rien obtenir en échange. Et que les FARC sont les seules à fixer les règles du jeu. Mais les Colombiens ignorent à quel point ces petits désaccords masquent les véritables intentions de la guérilla. Intentions difficiles à préciser mais qui dépassent de loin la simple volonté de faire taire les armes.

LA GUÉRILLA NE RENDRA PAS LES ARMES SANS CONTREPARTIE

Les FARC sont pleinement conscientes du rôle géopolitique qu'elles ont acquis en prenant le contrôle des zones où l'on cultive la matière première pour la production de drogue. Elles sont bien décidées à en empocher les bénéfices, en faisant payer non seulement le gouvernement colombien, mais aussi la communauté internationale. Voilà pourquoi, pour la première fois depuis que Tirofijo a pris le maquis, les "gringos" [les Etats-Unis] ont cessé d'être les méchants. Aujourd'hui, on les écoute avec respect et espoir : la guérilla sait que leur contribution sera essentielle si l'on veut résoudre les problèmes sociaux pour lesquels elle se bat en vain depuis cinquante ans. Mais, sur ce plan, les divergences entre le gouvernement et la guérilla restent immenses.

Pendant ce temps, le bras de fer continue. Et, si les plus sceptiques semblent chercher toutes les raisons pour dire une fois de plus que la paix n'a pas été possible à cause des FARC, une chose est sûre : chaque jour qui passe sans que les parties ne s'assoient à la table des négociations joue contre le gouvernement. En fin de compte, il ne reste à Pastrana que trois ans et demi. Tirofijo, en revanche, semble avoir la vie devant lui. Certes, à 68 ans, cela ne représente peut-être pas une éternité. Mais, en tout état de cause, ce ne sera rien comparé au demi-siècle qu'il a passé à combattre les institutions.

Quelle que soit la durée du processus de paix, Tirofijo en sera la clé de voûte. Bien que l'audace de Pastrana et sa volonté sincère de négocier la paix en fassent le personnage principal de cet épisode politique de l'histoire du pays, il est évident que l'issue d'une éventuelle négociation dépendra de l'avis et de l'attitude de la guérilla. Voilà pourquoi le pays se montre si attentif aux actes et aux déclarations de Tirofijo. Le prix de la paix sera peut-être élevé. Mais poursuivre la guerre coûterait beaucoup plus cher encore.

Courrier International

14/01/1999, Numero 428