Amériques COLOMBIE

Les motards de la mort

Les tueurs à gages colombiens ont leurs anges gardiens : les Des rois du guidon et de la mécanique qui prennent tous les risques pour les conduire en lieu sûr une fois leur "mission" accomplie.

EL TIEMPO

Bogotá

Ce sont les "anges gardiens" des pistoleros. Une fois le crime commis, ils font en sorte que l'assassin échappe à la police. Ces motards hors pair, connus sous le nom de cabrilleros, constituent désormais une pièce maîtresse dans le monde des tueurs à gages. Ils interviennent dans les règlements de comptes entre narcotrafiquants, lorsqu'il s'agit de faire taire des témoins gênants ou d'exécuter des individus qui refusent de se laisser racketter. Bien souvent, ils se mettent au service d'un mari jaloux qui souhaite "corriger" l'amant de sa femme ou d'un prêteur désireux de "faire payer" un débiteur retardataire. Ces complices du crime sont déjà dans le collimateur des forces de l'ordre.

"Ils font aussi appel à nous pour éviter de payer leurs dettes après un pari : si un homme doit plusieurs millions de pesos à un autre, il lui envoie un tueur pour éviter de payer", explique Rodolfo Cortés, cabrillero depuis deux ans. Selon le chef de la police de la région du Meta, le colonel Jorge Iván Calderón Quintero, il s'agit souvent de jeunes gens au chômage, qui fuient la violence et vont s'entasser près des villes, où ils forment des bandes. Ces motards affirment avoir leur truc pour ne pas traîner lors de ces "sorties". Mais les services de renseignements de la police ont déjà commencé à les infiltrer. "L'essentiel, c'est de ne pas être blessé, ajoute le cabrillero. Une fois sur la moto, il faut être prêt à tout, ne plus se poser de questions." Beaucoup y laissent leur vie.

Dans le monde des tueurs à gages, le sang-froid est une qualité. "Etre sérieux en est une autre. Etre discret, ne pas aller se vanter de ses prouesses", assure Carlos Túquerres, un autre cabrillero. Deux jours avant le crime, le motard part en repérage. "On réfléchit à la façon dont on va arriver et repartir. On établit aussi un trajet de secours, au cas où une rue serait bloquée", ajoute Cortés.

La rémunération du cabrillero dépend de l'ampleur des dettes contractées par la future victime ou de son statut social. "Je connais des cas de règlements de comptes entre bandes, où l'opération s'est faite pour 50 000 pesos [170 FF]. C'est la somme qu'a reçue le cabrillero d'un type qui avait décidé de liquider lui-même l'un de ses ennemis", raconte Túquerres.

Les vengeances entre narcotrafiquants constituent une source de revenus plus confortable pour ces motards. Il y a cinq ans, à Villavicencio (département du Meta), quatre membres d'une même famille ont été assassinés. L'un des hommes a néanmoins survécu et s'est enfui dans une zone de production de coca. Deux ans plus tard, de retour à Villavicencio, il a recruté un tueur et un cabrillero qui ont reçu 8 millions de pesos chacun [27 000 FF] pour éliminer huit membres de la famille ennemie. "Il n'est resté que la mère", se souvient le cabrillero Julio Vergara. Au cours de la seule année 1999, il y a eu trente affaires d'assassinats à moto, selon les statistiques de la police.

Les cabrilleros savent également se servir de leurs mains. Ces mécaniciens expérimentés travaillent sur les motos pour améliorer leurs performances. La plus utilisée est la Yamaha RX 115, que l'on modifie pour la rendre plus nerveuse. Le cylindre, le carburateur, la couronne, le pignon, la chaîne et l'accélérateur d'origine sont remplacés par des pièces maison, explique Henry Cucaita, qui prépare des motos de compétition depuis l'âge de 16 ans. Les engins des cabrilleros fonctionnent au kérosène, comme les avions. Les motards se chargent du reste. "Quand on mène une opération contre un type influent, explique Cortés, la moto est maquillée : on lui met, par exemple, un réservoir d'une autre couleur et une plaque volée sur le parking d'une boîte de nuit." De toute façon, on sait qu'une moto ainsi préparée a peu de chances d'être rattrapée par les DR 350 qu'utilise habituellement la police. En outre, explique Vergara, ces agents ne sont pas des pilotes aussi chevronnés que les cabrilleros. "Un agent perd son sang-froid quand il s'agit d'aller vite, parce qu'il pense beaucoup à sa famille. Moi, je prends les virages en les survolant. Lui, il freine, il rétrograde. Entre-temps, j'ai déjà pris 100 mètres d'avance", ajoute-t-il.

De cinq à dix cabrilleros utilisent la même machine . "Chacun participe à la préparation de la moto. On ne la sort que pour les opérations. Ensuite, on la cache dans une ferme ou dans un village des environs", confie Túquerres. Mais ces complices des tueurs à gages ignorent que les forces de l'ordre connaissent déjà tous leurs secrets. Et qu'un jour ou l'autre, sur le pavé ou au fond d'une cellule, leur course meurtrière prendra fin.

Courrier International

10/02/2000, Numero 484