COLOMBIE

Guérilla : les racines du mal

Article de La SEMANA, Bogota.

Paru dans Courrier International n°420 du 19/11/1998

 

 

Selon l'expression désormais consacrée, la Colombie vit une guerre irrégulière. Ce n'est pas une guerre civile ; elle ne divise pas la nation, elle ne fait que la terroriser. Conduite essentiellement par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et par l'Armée de libération nationale (ELN), cette guerre pourtant impopulaire ne cesse de s'étendre tel un cancer sur l'ensemble du territoire. Pourquoi ce qui, dans les années 60, n'aura été partout ailleurs en Amérique latine qu'une poussée de fièvre révolutionnaire, violente mais sans lendemain, s'enracine-t-il si profondément en Colombie ? Il y a trois raisons à cela.

L'origine de la guérilla remonte à la guerre civile déclenchée en 1948

La première est d'ordre historique. Contrairement à ce qui s'est passé dans les autres pays, les guérillas colombiennes n'ont pas été exclusivement le fait de révolutionnaires inspirés par l'expérience cubaine. Leur origine est plus profonde et ancienne : elle réside dans les violences qu'a connues le pays durant la décennie 1947-1957. Entraînant le monde rural dans la spirale de la barbarie, elles ont fait près de 300 000 morts et entraîné l'exode de milliers de paysans vers les villes. On peut y voir un prolongement, au beau milieu du XXe siècle, des guerres sanglantes qui, tout au long du XIXe, ont mis aux prises conservateurs et libéraux. Parvenus à la tête de l'Etat en 1946 grâce aux dissensions au sein du Parti libéral, les conservateurs recourent à la répression pour empêcher le retour des libéraux aux affaires. La violence atteint son paroxysme avec l'assassinat du leader libéral Jorge Eliécer Gaitán, le 9 avril 1948, meurtre qui déclenche l'une des plus terribles explosions populaires de toute l'histoire du continent : le fameux "Bogotazo". La guerre civile qui s'est ensuivie a poussé de nombreux libéraux à se réfugier dans les plaines et les montagnes. Ainsi sont nées en Colombie les premières guérillas, en réaction à la répression féroce menée par les gouvernements conservateurs et la dictature militaire de Rojas Pinilla, longtemps avant que les barbus de Fidel Castro ne fassent parler d'eux. Transformées ultérieurement en groupes d'autodéfense, endoctrinées par le Parti communiste, elles ont été le ferment des FARC. L'ELN, force armée apparue vers le milieu des années 70, fut en revanche un mouvement de guérilla organisé par des étudiants entraînés à La Havane. Mais ces deux organisations ont bénéficié l'une comme l'autre de l'appui d'une paysannerie rompue à la lutte violente. Pour ces paysans, l'armée d'Etat et la police étaient d'ores et déjà des ennemis naturels. La guérilla colombienne est profondément ancrée dans une tradition de violence - c'est là sa caractéristique première.

La deuxième raison qui explique l'ampleur atteinte par la subversion colombienne en quatre décennies tient à l'efficacité de sa stratégie. Une stratégie à la fois militaire, politique et économique. Sous l'angle militaire, elle vise un contrôle effectif et progressif du territoire. Elle s'appuie sur une tactique, inspirée de l'exemple du Viêt-cong, consistant à fragmenter l'armée ennemie tout en la plaçant dans une position défensive, tandis que la guérilla garde l'initiative et peut jouer sur l'effet de surprise dans ses attaques et ses incursions. De fait, le développement militaire de la guérilla s'est fait selon les objectifs fixés par ses dirigeants dès le début de la lutte armée. Ainsi, les 15 fronts de 1 200 hommes qu'avaient déployés les FARC en 1978 sont au nombre de 60 vingt ans plus tard et évalués à 12 000 ou 15 000 guérilleros. De son côté, l'ELN, qui n'était présente que sur 4 fronts avec 230 hommes en armes, en compte actuellement 32, forts de 5 00 hommes. Le volet politique de la stratégie, très habile, a pour but d'affaiblir l'Etat en le privant des pouvoirs et des outils nécessaires à la lutte antisubversion. Ainsi, les mouvements de guérilla poussent leurs pions au Congrès et noyautent la Justice. Ils prennent aussi des positions clés dans le monde syndical et même dans les organisations de défense des droits de l'homme. En outre, la guérilla colombienne s'est emparée systématiquement des collectivités locales par la terreur, au point que plus de 500 municipalités - sur le millier que compte le pays - sont soumises à son pouvoir d'intimidation.

Les enlèvements et le trafic de drogue assurent des revenus considérables

Le dernier aspect stratégique, tout aussi efficace, consiste à doter le mouvement insurrectionnel d'un pouvoir économique considérable, fondé sur l'argent de la drogue, les enlèvements, les agressions et le prélèvement d'un impôt forcé sur les revenus des agriculteurs et des éleveurs. Toutes ces exactions ont eu un effet désastreux sur l'économie colombienne, ce qui n'a fait qu'aggraver la pauvreté. La guérilla et le trafic de drogue s'entretiennent mutuellement, de telle sorte qu'on peut parler d'un mariage de convenance. La permanence et l'essor du trafic de stupéfiants nécessitent la capacité armée de la guérilla, qui protège les cultures de coca, les laboratoires produisant la pâte de coca, les aéroports clandestins où atterrissent et d'où décollent les petits avions utilisés pour le transport de ces substances. Quant aux organisations insurgées, elles ne pourraient ni se perpétuer ni se développer sans les revenus tirés du trafic de drogue.

La guérilla colombienne, l'une des plus terribles, des plus anachroniques et des plus impitoyables du monde, a mis au service de ses objectifs idéologiques une véritable entreprise capitaliste, dotée d'une organisation sans faille. Ses revenus ont été officiellement évalués à plus de 2 millions de dollars [11 millions de FF] par jour (la DEA, l'agence étasunienne chargée de la lutte contre le trafic de stupéfiants, parle de 1 milliard de dollars par an), provenant pour une moitié du trafic de drogue et pour l'autre des enlèvements contre rançon ou extorsions de fonds pratiqués sur les propriétaires terriens et les éleveurs. Rien d'étonnant, avec des revenus si colossaux, que la guérilla soit mieux équipée que l'armée d'Etat : elle dispose d'un matériel de télécommunication moderne, d'une flottille d'avions et d'un armement ultraperfectionné qui comprend des missiles et des lance-roquettes.

Troisième raison de cette irrésistible progression, l'incurie de l'Etat colombien - un Etat faible, corrompu, sans volonté ni stratégie pour affronter la subversion. Depuis 1982, chaque nouveau président arrive aux affaires avec un plan de paix que la guérilla, attachée au statu quo, ne tarde pas à jeter aux orties. Mal préparées, sous-équipées, les troupes gouvernementales ne comptent que 120 000 hommes. Des effectifs insuffisants pour un pays en guerre, au vaste territoire accidenté de 1 147 000 km2. Une bonne partie de ces effectifs remplissent des fonctions de police, si bien que seuls 30 000 hommes, tout au plus, sont disponibles pour le combat - pour la plupart des recrues sans grande expérience ni connaissance du terrain. De plus, les militaires ont été dépouillés des moyens légaux permettant d'affronter les insurrections ou le terrorisme, moyens qu'ils possédaient autrefois et qu'ont toujours les armées des pays voisins. La justice pénale militaire ne peut pas enquêter sur les rebelles, les interroger ni les juger. Les tribunaux militaires ont été démantelés et la justice civile, intimidée ou infiltrée, n'est pas à la hauteur de sa mission, loin s'en faut. Comme partout ailleurs en Amérique latine, il plane sur la justice le spectre historique du despotisme ou de l'autoritarisme militaire, si présents dans le passé latino-américain. Le romantisme légaliste, très enraciné dans la tradition colombienne, laisse le pays désemparé face au triple fléau du trafic de drogue, de la guérilla et des groupes paramilitaires. Le coût de cette guerre est considérable : on l'évalue à 5 milliards de dollars [28 milliards de FF] par an, soit un cinquième de la dette extérieure du pays. Et ses effets se font sentir d'abord et avant tout dans les couches les plus modestes de la population.

Ce sont les attentats réguliers contre les oléoducs et les pylônes électriques qui causent le plus de dommages à l'économie colombienne. Entre 1986 et 1997, la société nationale Ecopetrol a subi 699 attentats. Chacun de ces sabotages porte triplement atteinte à l'économie du pays : d'abord du point de vue écologique, avec la pollution des eaux, qui fait diminuer ou disparaître les ressources naturelles dont ont besoin les habitants de vastes zones rurales pour la pêche ou l'irrigation ; ensuite, avec la perte que représente le pétrole brut répandu ; et, enfin, avec le coût des réparations et le manque à gagner dû à la cessation de l'exploitation du pétrole brut pendant les réparations.

Les plus démunis sont les premières victimes du conflit

Les extorsions et les enlèvements infligent par ailleurs des pertes importantes au secteur agricole. Résultat, la production agricole a gravement chuté et le chômage a poussé des milliers de paysans, vivant jusqu'alors de la culture du coton, du café et d'autres produits, à émigrer vers les zones forestières du Sud pour travailler dans les cultures illicites de coca et de pavot, sous les auspices de la guérilla et des trafiquants.

Vient enfin le chapitre des dépenses militaires. En 1995, l'Amérique latine a consacré en moyenne 1,7 % de son PIB à la défense, contre 2,6 % pour la Colombie. Des experts internationaux, analysant la situation colombienne, parlent à juste titre de " dépenses militaires excessives ". En revanche, le haut commandement de l'armée gouvernementale les juge insuffisantes - là encore, hélas, non sans raison, compte tenu de la situation dramatique du pays. Quoi qu'il en soit, la perte du monopole de la force par une partie de l'Etat, le million de personnes déplacées à cause de la guerre intérieure, l'affaiblissement des mécanismes de la justice (98 % des délits restent impunis) et les difficultés à développer certaines régions représentent autant d'éléments qui retentissent sur la capacité de production et la compétitivité du pays - avec pour corollaires le chômage, la pauvreté, l'insécurité. Un lourd bilan social pour une guérilla qui prétendait servir la cause des plus démunis.

 

Plinio Apuleyo Mendoza, Carlos Alberto Montaner et Alvaro Vargaz Llosa

 

 

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