Scrutin sous tension dans l'Etat amazonien d'Acre

•Le Monde du 6 octobre 2002

 

Rio Branco (Etat d'Acre) de notre envoyé spécial

Sur la place centrale de Rio Branco, écrasée par la canicule, les "bleus" du Mouvement démocratique affrontent les "rouges" du Front populaire. Pour 10 reals (3 euros) par individu et par jour, des groupes de "caporaux électoraux" - des journaliers payés pour faire campagne - agitent des drapeaux pendant que des camions bardés d'amplis déversent, dans un vacarme d'enfer, les jingles des deux coalitions.

Le spectacle évoque davantage la kermesse folklorique que la joute politique. Pourtant, dans la capitale de l'Etat d'Acre, frange d'Amazonie occidentale peuplée de 600 000 habitants, un climat sournoisement tendu s'est installé à la veille des élections du dimanche 6 octobre. Six cents policiers et militaires ont été mobilisés pour monter la garde à l'entrée des bureaux de vote.

"Je prends mes précautions. Je roule en voiture blindée", confie au Monde le gouverneur Jorge Viana, 42 ans, candidat du Parti des travailleurs (PT) à la réélection, sous la bannière du Front populaire d'Acre qui regroupe six autres formations de gauche et du centre. Donné vainqueur dès le premier tour, avec plus de 60 % des intentions de vote, cet ingénieur forestier, ancien maire de Rio Branco, s'est fait connaître du reste du pays par ses initiatives en faveur du développement durable et par le combat qu'il mène face à une oligarchie régionale éclaboussée par les scandales de corruption et soupçonnée d'accointances avec le narcotrafic. Avec pour slogan "Le gouvernement de la forêt", son administration a relancé, par le biais de subventions, l'exploitation artisanale des hévéas qui constituait, au temps des "barons du caoutchouc", entre 1870 et 1945, la richesse de cette région isolée. "Non seulement, l'exode rural a été stoppé, mais un millier de familles de seringueiros [les paysans qui récoltent le latex] émigrées dans les villes sont retournées travailler en forêt", assure le gouverneur.

Terre de Chico Mendes, ancien leader syndical des seringueiros et "martyr" de la défense de l'environnement - il a été tué, en 1988, dans un attentat commandité par un propriétaire terrien -, l'Acre a pour vocation, selon M. Viana, de devenir une "sorte de Finlande brésilienne", grâce à une mise en valeur écologique de ses ressources forestières.

Sous le prétexte que M. Viana aurait utilisé, au cours de sa campagne, le symbole de son administration (un châtaignier du Para), le tribunal régional électoral (TRE), sous l'influence des adversaires du gouverneur, a invalidé, début septembre, sa candidature. Le tribunal supérieur électoral (TSE) a immédiatement réagi en annulant cette décision. L'un de ses "MINISTRES", le juge Salvio de Figueiredo, s'est rendu à Rio Branco afin de procéder à une "enquête préliminaire" sur le TRE, dont les membres ont été accusés par un juge fédéral de "collusion avec le narcotrafic". Limitrophe de la Bolivie et du Pérou, gros producteurs de cocaïne, l'Acre sert en effet, depuis une vingtaine d'années, de couloir d'exportation vers les ports de Manaus, Belem et Santos, plaques tournantes du trafic de drogue vers les Etats-Unis et l'Europe.

"ESCADRON DE LA MORT"

L'emprise exercée localement par le crime organisé a été révélée à l'occasion des débats qui ont précédé, au congrès de Brasilia, en septembre 1999, la destitution du député fédéral d'Acre, Hildebrando Pascoal, de son mandat. Surnommé "M. Tronçonneuse" parce qu'il faisait assassiner à l'aide de cet outil ses victimes désignées (plus d'une cinquantaine), ce colonel en retraite de la police militaire dirigeait en fait un "escadron de la mort" au service des trafiquants de cocaïne. Déjà condamné à trente ans de prison alors que d'autres procès l'attendent, il purge sa peine, avec 41 complices, dans une prison placée sous l'autorité de la police fédérale.

Samedi 28 septembre, le gouverneur a inauguré, à Rio Branco, le parc de la Maternité, construit sur les berges d'un cours d'eau canalisé qui faisait jusque-là office d'égout à ciel ouvert. Le budget de cet ouvrage, en chantier depuis dix ans, s'élevait à 36 millions d'euros. Il n'a coûté en fait que 8,5 millions d'euros. En mai 1992, le gouverneur de l'époque, Edmundo Pinto, a été assassiné à Sao Paulo peu avant de pouvoir être entendu par une commission d'enquête parlementaire à propos de détournements de fonds concernant ce projet. "Hildebrando Pascoal, qui est très probablement l'un des commanditaires de ce meurtre, prétend qu'il est devenu évangélique et qu'il lit la Bible dans sa cellule. Mais il a aussi juré de régler ses comptes à sa sortie de prison", raconte Altino Machado, un journaliste de Rio Branco. "Je crains, ajoute-t-il, une victoire de la droite, car elle pourrait favoriser sa libération anticipée."

Alors que les rumeurs battent leur plein sur des achats massifs de votes en faveur de Flaviano Melo, lui aussi ancien maire de Rio Branco, le juge électoral d'Acre a interdit les retraits bancaires supérieurs à 10 000 reals (3 000 euros) au cours des deux jours précédant le scrutin.

Jean-Jacques Sévilla

•ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.10.02

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