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Au Brésil, l'insécurité est dans la campagne

Après le chômage, c'est le thème le plus porteur des candidats à la présidentielle.

 

 

Par Chantal RAYES

vendredi 04 octobre 2002

«Ils m'ont dit : "Si tu ne veux pas mourir, toi et tes employés, tu dois fermer." Alors, j'ai fermé. Rio, c'est devenu la Colombie.» Un commerçant  

São Paulo, de notre correspondante

L'armée brésilienne sera déployée dans l'Etat de Rio, dimanche, pour veiller au bon déroulement des élections générales. La gouverneure de l'Etat, Benedita da Silva (Parti des travailleurs, gauche), a sollicité l'envoi de la troupe au président Cardoso après avoir appris que les narcotrafiquants entendaient fermer des bureaux de vote et paralyser les transports publics. Principale préoccupation des Brésiliens après le chômage, l'insécurité est au centre du programme des principaux candidats à la présidentielle, qui promettent un renforcement de la police.

Lundi, Rio a connu une flambée de violence inédite. La ville a été soumise à la terreur du pouvoir parallèle des narcotrafiquants. Pendant des heures, commerces, restaurants, écoles et établissements bancaires ont dû fermer leurs portes dans de nombreux quartiers de la métropole, malgré la présence de la police. Si les «couvre-feux» imposés par les narcos sont fréquents à Rio, celui-ci était d'une ampleur sans précédent et a frappé pour la première fois les quartiers d'Ipanema, Copacabana et Leblon, fleurons de la «ville merveilleuse». La paralysie était ordonnée par le Commando rouge (CV, en portugais), le plus important des gangs qui se disputent le contrôle du trafic de drogue dans les 600 favelas de Rio. Les narcos y font régner la loi du silence et y prononcent des «condamnations à mort», mais ils offrent aussi protection et assistance à des populations abandonnées par l'Etat.

Parfois encagoulés et armés de mitraillettes, les «émissaires» du CV ont sillonné la ville dès le matin pour forcer les commerçants à fermer leurs portes. «Ils m'ont dit : "Si tu ne veux pas mourir, toi et tes employés, tu dois fermer." Alors, j'ai fermé, raconte un commerçant. Rio, c'est devenu la Colombie.» Des bombes artisanales ont explosé dans plusieurs points de la ville, sans faire de victimes. Malgré la présence de 43 500 policiers dans les rues, les commerces n'ont pas osé rouvrir sur-le-champ.

Emeute. Cette vague de terreur était la riposte du CV à la détention en régime d'isolement de son chef, Luiz Fernando da Costa, dit «Fernandinho Beira-Mar» à la suite d'une mutinerie, le 11 septembre, dans la prison de haute sécurité de Bangu I. Ce jour-là, Beira-Mar, le plus célèbre des trafiquants de drogue et d'armes du pays, déclenche une émeute dans la prison, qui va durer 24 heures. Attachés à des bonbonnes de gaz, des gardes sont retenus en otages pendant que Beira-Mar fait massacrer quatre leaders du Troisième Commandement, la faction rivale. A la police, arrivée sur les lieux, il lance : «Personne n'entrera avant que le travail ne soit terminé.» Nul n'a osé intervenir. Mais Beira-Mar et ses lieutenants ont été isolés.

Les autorités savaient qu'il y aurait une riposte, mais elles ne l'ont pas prévenue. Elles détenaient l'enregistrement d'une conversation par portable d'un des détenus du CV qui disait à son interlocuteur : «Ils ont jeté les amis dans le cachot. On va tout arrêter, les sociétés, les commerces, tout. On va faire un black-outÊsur la zone sud (le quartier chic de Rio, ndlr) Le portable est évidemment interdit en prison. Mais il y entre aisément, au même titre que les armes et la drogue. Ce qui a contribué à faire des prisons brésiliennes une «université du crime». Les malfrats y poursuivent tranquillement leur business : enlèvements, hold-up, homicides et attentats.

Quarante mille homicides ont lieu chaque année au Brésil. «Un chiffre digne d'une guerre civile», selon l'ONU. Les victimes sont les plus démunis. Les riches, eux, sont la cible des enlèvements contre rançon, de plus en plus courants. L'Etat de São Paulo, le plus riche du pays, est le plus touché : 307 enlèvements en 2001, contre 19 en 1999. L'insécurité a poussé bien des Brésiliens à se barricader dans des immeubles protégés par des systèmes de surveillance sophistiqués, voire dans des lotissements fermés. L'industrie de la sécurité est d'autant plus prospère que les Brésiliens n'ont pas confiance dans la police, jugée corrompue.

Hélicos. On compte 400 000 gardes privés au Brésil, dont 100 000 pour le seul Etat de São Paulo. Le pays a un parc de 14 500 voitures blindées, le plus grand au monde. Certains hommes d'affaires ont depuis longtemps adopté l'hélicoptère, très en vogue à São Paulo. Ce qui en fait la première ville au monde pour son trafic d'hélicoptères civils. «Mais seuls les plus riches ont les moyens de se protéger, observe Tulio Kahn, sociologue. La classe moyenne, elle, reste sans défense.» Les spécialistes de l'enlèvement se rabattent sur elle : certaines rançons sont ainsi tombées à 500 réaux (140 euros).

 

 

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