Amériques BOLIVIE

La révolte des planteurs de coca contre l'éradication

LA NACIÓN, Buenos Aires

 

 

Le Chapare est une gigantesque forêt sur un plateau, qui n'a été explorée à fond ni par les populations précolombiennes, ni par les Espagnols. Cochabamba, située au fond d'une large vallée, à 2 800 mètres d'altitude, surplombe l'immense nappe végétale. Entre la ville et la forêt, si éloignées et si proches à la fois, s'est nouée une histoire d'intrigues, de pouvoir, d'argent fou et de pauvreté totale. A tel point que certains voient dans cette région un nouveau Chiapas en puissance ou le début d'une "colombianisation" de la Bolivie.

A Cochabamba, on ne dit jamais "Demain, je vais au Chapare", mais "Demain, je plonge" . En prévision de notre immersion en forêt, nous nous sommes adressés à Jaime Demare, fonctionnaire à la préfecture locale, pour obtenir accréditations ou laissez-passer. L'homme commence par sourire. "Au Chapare, c'est le chaos. Je ne peux vous donner aucune garantie. Quand on y entre, c'est à ses risques et périls. Là-bas, personne ne connaît personne."

L'identification des plantations à détruire se fait grâce au satellite

Les paysans qui sèment et récoltent la coca apparaissent comme des damnés de la terre. L'extrême pauvreté prolifère au Chapare de même que les escrocs, les sectes religieuses les plus invraisemblables, l'espionnage, le double jeu, les narcotrafiquants camouflés, les patrouilles militaires et les "groupes d'autodéfense" créés par les cultivateurs syndicalisés. Les paysans vivent au milieu de la forêt ou dans des villages misérables. La pièce unique de leurs habitations est située au premier étage. Au rez-de-chaussée, pas de murs : juste quelques tables, des bancs et des pots accrochés à une lanière de cuir, mais aussi des poules, des porcs ou des moutons, qui restent toute la journée attachés aux piliers de la maison ou aux arbres environnants. Certaines de ces constructions sont dotées d'un escalier, les autres se contentent d'un poteau de bois dur qu'il faut prendre à bras le corps, en appuyant les pieds sur des entailles, pour grimper à l'étage supérieur. Dans la pièce du haut, on découvre des hamacs pendus à des lianes ou bien des lits étroits.

La région a tout d'abord été occupée par des paysans des vallées d'altitude, qui avaient reçu de petits lopins de terre, sans soutien technique ni financier, pendant la réforme agraire de la révolution de 1952. Sous la présidence du leader révolutionnaire Víctor Paz Estenssoro, on assiste alors à la nationalisation des puissants conglomérats miniers. De nouveau président de la République en 1985, le même Paz Estenssoro privatise à nouveau les gisements et démantèle la compagnie minière publique qu'il avait lui-même créée. Cette politique lance sur les routes une armée de chômeurs qui émigrent depuis les hauteurs d'Oruro ou de Potosí vers le plateau tropical du Chapare. A cette époque, le boom de la coca est déjà sensible en Bolivie. Les mineurs sans emploi boucleront la boucle : ils redeviennent agriculteurs, parfois sans titre ni papiers en règle, mais en apportant leur maîtrise des explosifs et leur tradition politico-syndicale marxiste et nationaliste. Grâce à cet apport humain, le Chapare s'affirme comme la principale zone de culture illégale de la coca en Bolivie.

Le camion militaire s'enfonce dans la forêt, empruntant un chemin cahoteux qui secoue soldats et journalistes. "Vous devriez aller à l'arrière, nous conseille le major Yáñez. Ils tirent dans la cabine pour tuer les officiers." Tous les 200 à 300 mètres, un poste de garde apparaît sur le bord de l'étroit sentier. Le véhicule emprunte des ponts grinçants et branlants. En fait de ponts, il s'agit de gros troncs incrustés dans la terre et soutenus par des pierres. On se dit qu'ils ne résisteront jamais au poids du camion, des trois transports de troupe qui le suivent et de la Jeep blindée qui ouvre la marche avec sa mitrailleuse Mag. Mais les rivières sont maigres, et le bois d' amancay paraît plus dur encore que la pierre. "A partir d'aujourd'hui, nous surveillons les ponts et nous postons des sentinelles sur tout le trajet : hier, ils en ont détruit plusieurs après notre arrivée, pour nous empêcher de repartir", explique le major au bout d'une demi-heure de route, tandis que le convoi s'immobilise près d'une clairière. Il faut maintenant continuer à pied pendant une autre demi-heure pour rejoindre l'équipe chargée de détruire les cultures à la machette dans un vaste périmètre appelé El Porvenir [l'Avenir], au fin fond de la forêt. rapporte l'officier.

L'armée protège les défricheurs, qui coupent les plants à la base

Il est 12 h 30. La végétation ralentit notre progression. Grâce au vent du Sud et aux nuages qui masquent le soleil, la chaleur est aujourd'hui supportable. A cette époque de l'année, lorsque l'air est immobile, la température dépasse habituellement les 30 °C. Le major nous prévient qu'on a découvert à mi-chemin une cuve de macération servant à préparer la pâte base à partir de laquelle des laboratoires clandestins, loin du Chapare, élaboreront la cocaïne. A mesure que nous approchons, l'air se charge d'odeurs acides. La cuve est un bassin rectangulaire de dix mètres sur deux dissimulé dans un endroit particulièrement sombre de la forêt, à proximité d'un ruisseau. La cuve est pleine de feuilles de coca encore entières. Lorsqu'elle a été découverte, les "danseurs" n'avaient pas encore travaillé sur ce chargement. Pendant toute une nuit, pour échapper à la surveillance aérienne, ceux que l'on appelle aussi les "piétine-coca" écrasent, sandales aux pieds, les feuilles traitées avec des produits chimiques. La colonne dépasse la cuve et poursuit sa progression dans la pénombre, sous une voûte de feuillages multicolores, lorsque apparaît une immense clairière. Une sorte de cimetière de coca s'étale sous nos yeux. Des plantes de 1,5 m, coupées à la base, gisent sur le sol : elles ont été abandonnées là par les défricheurs, qui sont maintenant occupés dans un autre secteur à brûler des pépinières. Un peu plus loin, dans une autre clairière, un groupe de soldats surveille deux paysans arrêtés près d'une misérable maison de bois, une pauiche . A son arrivée, Yáñez est informé par un sous-officier que les personnes arrêtées qui vivaient dans cette habitation pourraient avoir un lien avec la cuve. "Ne vous y trompez pas : à Cochabamba, ces deux-là ont une maison et des 4 x 4" , affirme le major. La colonne passe près de la maison, mais plusieurs soldats s'arrêtent et laissent échapper quelques blagues.

C'est alors qu'apparaissent les défricheurs, armés de leurs machettes. D'abord les cris des chefs : "Allez, on se dépêche !", puis ceux des défricheurs eux-mêmes, qui vocifèrent en quechua ou en aymara et avancent rapidement en coupant les plants de coca à gauche et à droite. Ils sont entre 60 et 80, très jeunes, et progressent comme une tornade humaine au milieu d'un champ de coca dont les plants ne dépassent pas 50 centimètres de hauteur. Yáñez explique que ses troupes ne sont là que pour protéger les défricheurs, des civils, souligne-t-il, qui réalisent l'essentiel du travail : l'éradication d'au moins 4 hectares de plantations par jour. Les coupeurs de coca rient et redoublent d'efficacité lorsqu'un des sous-officiers leur crie : "Mettez-en un coup, vous allez passer dans les journaux européens !" Nous tentons d'en savoir plus sur les défricheurs : combien gagnent-ils ? d'où viennent-ils ? Aucune réponse. Yáñez se penche sur un plant coupé et creuse avec la main autour du petit tronc, qui reste enterré dans le sol. "Vous voyez ça ? Il est mal coupé. Les cultivateurs de coca recouvrent de terre la base de chaque plant, ce qui oblige les défricheurs à couper très haut, en laissant les racines intactes." Le major arrache furieusement le bulbe enterré. Et change immédiatement de sujet. "La semaine dernière, j'ai capturé un boa vivant de 3 mètres. Il est chez moi, dans une cage."

 

Ricardo Càmara

Courrier International

9/07/1998, Numero 401