http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3230--269580-,00.html

Coca menteur en Bolivie

Le Monde daté du 5 avril 2002.

 

Depuis le 11 septembre, la répression s'accroît contre les planteurs de coca, dont le leader Evo Morales a été traité de "Ben Laden des pays andins" par l'ambassadeur des Etats-Unis à La Paz.

"Bienvenue à Villa Tunari, paradis touristique". Juste en dessous du panneau rouillé, des militaires, le visage grimé de noir, contrôlent les véhicules arme au poing. A trois heures de Cochabamba, au centre de la Bolivie, plus aucun touriste ne se risque dans la plaine tropicale du Chapare où s'affrontent les cultivateurs de coca - les cocaleros - et l'armée. Sur les rives du Rio Chapare, un investisseur espagnol a suspendu sine dieles travaux d'un hôtel de luxe. Les derniers établissements ouverts ressemblent à des camps retranchés et dans l'air flotte l'odeur acre des gaz lacrymogènes.

Au début de l'année, les cocaleros, condamnés à disparaître au nom de la lutte contre le trafic de cocaïne, ont bloqué la route principale, axe stratégique du commerce entre le Brésil et l'Argentine, menaçant d'asphyxie un pays déjà à bout de souffle. Les affrontements les plus violents ont eu lieu autour des marchés que le gouvernement veut fermer de force. Jets de pierres contre tirs à balles réelles... Le coût humain de la "Guerre de la coca"est chaque jour un peu plus élevé.

Habitués à voir défiler les "caimanes" (caïmans), les camions militaires, les enfants qui jouent dans le fleuve lèvent à peine la tête. Quelque part dans la forêt, des soldats sont tombés dans une embuscade tendue par les paysans : les représailles ne vont pas se faire attendre. A l'écart de cette agitation, dans son bureau du quartier général de Chimore, c'est autour d'un verre de Coca-Cola - la société a utilisé jusqu'au début des années 1990 des feuilles de coca boliviennes - que le colonel Caprirolo précise sa mission. "Nous aidons à l'éradication du fléau de la drogue qui fait tant de mal au monde, dit-il. Nous travaillons pour sauver la santé et la jeunesse du monde entier." A l'extérieur sur le tarmac, cinq soldats sautent d'un hélicoptère qui vient de se poser et démontent la mitrailleuse qui équipe l'appareil. Un homme, teint rose, cheveux blonds, supervise la manŠuvre.

- D'où vient cet hélicoptère ?

- Du Vietnam.

- Et vous ?

- République du Texas.

- Vous faites quoi ici ?

- Demandez à la DEA.

Pas un mot de plus. Officiellement, les hommes de la DEA (Drug Enforcement Administration), présente en Bolivie depuis 1975, n'interviennent plus sur le terrain. Leur soutien ne serait que logistique mais les associations de défense des droits de l'homme demandent - en vain -, depuis des années, des éclaircissements sur les activités américaines dans le pays. Depuis novembre 2001, en accord avec le gouvernement, les Etats-Unis payent directement des réservistes boliviens pour contrôler la région. "Des mercenaires"pour Ana Maria Romero, defensora del pueblo, l'équivalent du médiateur de la République. "Je m'en tiens à la définition du dictionnaire. Ils sont payés par une puissance étrangère pour faire le travail de notre armée sur notre territoire !, s'insurge-t-elle. Une limite très dangereuse vient d'être franchie."

Mais le gouvernement n'a que faire de ses cours de vocabulaire. Il faut des résultats. Quatre mille soldats, policiers, et mercenaires donc, mettent en Šuvre le "plan dignité", lancé en 1997 par Hugo Banzer. L'objectif est simple : " Zéro coca" en août de cette année. Manière pour l'ex-dictateur élu président de s'attirer les bonnes grâces des Etats-Unis, promoteurs en Amérique latine de la lutte contre le narcotrafic, et de faire oublier que les dictatures militaires boliviennes ont soutenu l'économie de la cocaïne. Dette extérieure, coopération en matière de santé ou d'éducation, commerce... Le gouvernement américain conditionne toute ses relations avec la Bolivie à l'interdiction de la coca. "L'Etat manque d'autonomie pour définir ses propres priorités, explique Roger Cortez, ancien député du parti d'opposition. Il agit comme un otage de la politique américaine. Sous cette pression, il a privilégié une ligne répressive et militaire pour éradiquer la coca, en tolérant et encourageant les abus et les violations des droits de l'homme."

Soixante-quatre morts, 700 blessés graves, 4 000 cas de détention abusive et de torture, tel est le bilan dressé par l'Assemblée permanente des droits de l'homme. Pour Sacha Llorenti, responsable de cette ONG, le 11 septembre a modifié la donne. "Aujourd'hui, les Américains assimilent cocaleros et narcotrafiquants, dit-il. Le syllogisme terrorisme égale narcotrafic égale cocaleros est une façon de criminaliser la contestation sociale." Et l'ambassadeur des Etats-Unis, surnommé par les Boliviens le "vice-roi", de traiter publiquement Evo Morales, député et leader des cocaleros, de "Ben Laden des pays andins".

Eugenio est un vieux monsieur qui ne fait pas de politique. A l'abri, dans sa maison sans porte ni fenêtre, il regarde tomber la pluie torrentielle sur Villa Tunari. Il se souvient du jour, à la fin des années 1980, où les Américains sont arrivés : La contrepartie pour ces paysans privés de leur principale source de revenus a été la mise en place d'un programme de "développement alternatif"qui jusqu'à présent, faute de moyens, n'a pas fait ses preuves.

L'agence américano-bolivienne qui gère ce programme organise des visites guidées chez des paysans sélectionnés par ses soins. Opération de communication sous l'Šil attentif de l'attachée de presse. Julio, jeune agriculteur, récite que grâce au développement alternatif il s'est lancé dans l'élevage et qu'il s'en sort mieux qu'avec la coca. Quatre vaches pourtant bien décharnées paissent derrière lui. Il se plaint des cocaleros. "Ils ne respectent pas ceux qui veulent arrêter la coca, dit-il, encouragé du regard par l'attachée de presse. Si tu n'es pas d'accord avec leur politique, tu dois t'en aller ou les affronter." Des accusations difficiles à vérifier, qui reviennent souvent.

Hors des sentiers balisés, la réalité du développement alternatif est tout autre. A 55 ans, Susana n'attend plus rien au bord du chemin. Son histoire est celle de beaucoup de cocaleros. "Après que les militaires ont arraché la coca, j'ai planté des ananas, dit-elle en montrant son champ. ." Comment survivre dans ces conditions... A demi mot, Susana admet que, plus loin dans la montagne, elle a replanté de la coca. "80 % de la coca a été replantée l'année dernière, explique une source proche du gouvernement. Elle a de bons rendements même sur ces mauvaises terres. Légère, elle est facile à transporter et surtout, elle se vend cher puisqu'elle est rare."

Vendredi, jour de marché. Une fois par semaine, les cocaleros vendent leur production illégalement au risque de provoquer des heurts avec l'armée. Ces jours-là, des dizaines de chulitas arrivent en ville portant sur le dos des baluchons aux couleurs vives remplis de feuilles de coca qui trouveront preneurs. C'est dans la halle du marché de Chimore que Casimir Huanca, un important responsable du syndicat des cocaleros, a été abattu par les militaires début décembre 2001. Comme la majorité des 30 000 familles de cocaleros - Indiens Aymaras ou Quechuas -, Casimir Huanca est arrivé dans le Chapare dans les années 1980, "délocalisé" par le gouvernement après la fermeture des mines. A l'époque, la culture de la coca était tolérée, voire encouragée par les autorités. L'activité a prospéré et les mineurs devenus cocaleros se sont organisés en syndicats calqués sur le modèle de ceux qui existaient du temps des mines. Ils étaient si puissants qu'en 1952 les mineurs furent le fer de lance de la révolution bolivienne. Aujourd'hui encore, les cocaleros cultivent cet héritage à l'image des fils de Casimir Huanca. "Les gens d'ici n'ont pas l'intention de rester les bras croisés alors que le gouvernement les tuent comme des poulets de basse-cour", explique René. A 17 ans, il fait partie de cette génération qui a grandi dans la peur et la violence. "Un jour, en allant à l'école, je me suis retrouvé sous le feu d'une mitrailleuse, poursuit-il. Il y a peu de chance pour que la politique du gouvernement bolivien change. Dans la "guerre contre la drogue" lancée par Nixon en 1968 et poursuivie depuis par tous les gouvernements américains, le Chapare joue un rôle particulier. "Le budget antidrogue des Etats-Unis est passé de moins de 1 000 millions de dollars en 1981 à plus de 17 000 millions en 2000, souligne Roberto Laserna. Pendant que l'armée bolivienne arrache de la coca au Chapare, les Péruviens et surtout les Colombiens en plantent...

Combien reste-t-il vraiment de coca au Chapare sur les 38 000 hectares à éradiquer ? L'année dernière, le gouvernement bolivien annonçait 600 hectares. Une semaine après, correction. Il fallait lire 6 000. On avait oublié un zéro... Quant au responsable de l'éradication sur place, le colonel Caprirolo, il a sa propre version : "Nous sommes entrés dans le cercle vicieux de l'éradication/plantation. C'est-à-dire que les paysans replantent. Aujourd'hui, il reste environ 10 000 hectares." Les paysans cachent la coca sous d'autres plantes ce qui rend sa détection par satellite difficile. Et les militaires nerveux. "Que ces gens qui se plaignent cherchent d'autres terres !", s'emporte le colonel.

IL est exaucé. Le Chapare se vide. Coincés entre misère et violence, les paysans prennent la route semant au passage leur révolte qui éclate sur les murs de Cochabamba. "Nous sommes tous des Ben Laden", lit-on ici. Là : "Bienvenue à la globalisation de la guerre !", ou encore : "Green go !" ("Les Américains dehors !"). Dans le centre-ville, le bâtiment délabré qui sert de quartier général à Evo Morales abrite aussi les blessés de la dernière manifestation. "Depuis le 11 septembre, les Américains parlent des cocaleros comme des "talibans de la coca" ! Nous sommes dans une guerre culturelle et idéologique ! Notre culture est une culture de paix, mais nous ne nous laisserons plus tuer. Il pourrait y avoir des débouchés légaux pour la coca. Pourquoi la criminaliser ?"Son combat est aussi identitaire face à un pouvoir majoritairement blanc. En Bolivie, la crise économique est si grave que sans la coca, les cocaleros se savent condamnés à la misère. Ils réclament donc le droit de conserver un "cato", parcelle de 1 600 m2, pour la consommation traditionnelle. Le gouvernement refuse car une zone de production légale (Yungas de La Paz et de Vandiola) existe déjà pour alimenter ce marché. Cependant, la question des débouchés légaux (infusion, pharmacie, agroalimentaire...) n'a jamais été étudiée sérieusement. Un rapport de l'Organisation de la santé sur ce sujet est censuré depuis 1995. Pour les autorités, le cato est synonyme d'un kilogramme de cocaïne. Fin des négociations. Envoi de nouvelles troupes au Chapare.

Evo Morales sait que ses jours sont comptés. La Chambre des députés a lancé contre lui une procédure pour lever son immunité parlementaire. N'ayant plus rien à perdre, il radicalise son discours. "Notre pays est aux portes d'une guerre civile." Dehors, Cochabamba s'est endormie. Des soldats boliviens montent la garde devant le siège de la DEA installé dans une belle demeure coloniale. Dans l'obscurité complice, ils mâchent en silence des feuilles de coca.

Laëtitia Moreau

 

© Le Monde 2002