La banalisation de l'usage du cannabis relance le débat sur sa dépénalisation

Le Monde du 29.09.03

La France suivra-t-elle la voie belge de dépénalisation de la consommation du cannabis ? La décision prise par le gouvernement de la Belgique, le 18 janvier, d'autoriser la consommation et la détention de cette substance a entraîné un regain des prises de position favorables à une telle évolution en France. Des voix se sont à nouveau élevées pour réclamer l'abrogation de la loi du 31 décembre 1970, qui rend passible d'une peine maximale d'un an de prison la consommation de cannabis.

Les partisans d'une réouverture du débat tirent notamment argument des conclusions d'une étude sur les consommations de substances psychoactives à la fin de l'adolescence, présentée le 6 février par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), qui confirme que l'usage du cannabis est très largement banalisé. A 17 ans, un garçon sur deux (et 41 % des filles) a déjà expérimenté le cannabis, selon cette enquête sur la santé et les comportements lors de l'appel de préparation à la défense (Escapad), réalisée auprès de 14 000 adolescents par l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies. Il peut s'agir d'un usage répété (au moins dix fois au cours de l'année) : c'est le cas de 24 % des garçons et de 13 % des filles à 17 ans, et même d'un tiers des garçons à 19 ans. La consommation de cannabis est intensive (vingt fois et plus au cours du mois) à 17 ans pour 8 % des garçons (16 % à 19 ans) et 2,6 % des filles.

FAIRE ÉVOLUER LA LÉGISLATION ?

La France serait-elle devenue le pays du laxisme ? Sitôt connus les résultats de cette étude, Dominique Gillot, alors secrétaire d'Etat à la santé, démentait un tel soupçon devant l'Assemblée nationale : "La France n'est pas engagée dans un processus de tolérance, ni de permissivité."

Le gouvernement a pour l'instant choisi d'éviter de s'avancer sur le terrain miné du débat sur la dépénalisation. Mme Gillot a d'ailleurs indiqué que la voie choisie par la Belgique "n'est pas du tout celle que la France a décidé de suivre". Plutôt que de poser directement la question en termes législatifs, Matignon privilégie une approche axée sur les comportements, indépendamment des produits. "Nous sommes liés par un système de textes reposant sur un classement des produits, explique Nicole Maestracci, présidente de la Mildt, alors que nous savons aujourd'hui que le comportement est plus important que le produit lui-même." Un point de vue qui s'appuie sur le fait que la dangerosité du cannabis n'est par exemple pas la même si le consommateur est chez lui ou s'il conduit un véhicule. "Le débat pénalisation-dépénalisation ne rend pas compte de cette complexité", poursuit Mme Maestracci. Magistrate de formation, elle souligne les problèmes d'application des textes : "L'enjeu, traduit dans les circulaires [qui recommandent aux parquets de ne pas poursuivre le simple usage du cannabis] mais pas dans la loi, est celui des consommations problématiques." Et la présidente de la Mildt de souligner que, dans la pratique, les policiers et les magistrats distinguent déjà l'usage occasionnel de la consommation problématique : "Les critères sont très variables selon les lieux. Il faudra donc, peut-être, en définir des critères plus précis et plus transparents."

Pour elle, "faire respecter un interdit n'est pas nécessairement synonyme de sanctions pénales. Certains de nos voisins européens ont prévu des sanctions administratives, l'équivalent de nos contraventions pour l'usage de stupéfiants en public." Une manière de poser la question de la nécessaire évolution de la législation, déja vieille de trente ans.

Avec la loi de 1970, le législateur entendait pénaliser l'usage de drogues et, simultanément, favoriser l'action médicale et sociale. L'articulation entre soin et répression se traduisait par l'introduction de l'injonction thérapeutique : en se soumettant au traitement, le toxicomane peut être exempté de poursuites pour usage illicite lors de la première infraction.

L'abrogation de ce texte, critiqué depuis longtemps, est réclamée par les associations d'usagers du cannabis, comme le Collectif d'information et de recherche cannabinique (CIRC), qui juge que ce texte bafoue le libre choix. De son côté, Act Up réclame "un processus de légalisation de toutes les drogues" . Mettant en cause la politique de contrôle social permise par la loi de 1970, des responsables de l'Association française pour la réduction des risques dénoncent, quant à eux, le fait que le nombre d'interpellations d'usagers de drogues a doublé au cours des dix dernières années, tandis que la part des interpellations pour trafic diminue depuis quelque temps.

Parmi les politiques, le discours de fermeté, voire de "tolérance zéro" à l'égard de drogues illicites est de rigueur. Isolées, quelques voix divergentes se sont cependant fait entendre. Du côté de l'opposition, Alain Madelin fait figure d'éclaireur. Après s'être déclaré "très ouvert" sur le sujet en 1997, le député (DL) d'Ille-et-Vilaine estime aujourd'hui que "la loi de 1970 est inappliquée et inapplicable". Affirmant qu' "il faut oser le débat sur la drogue", Alain Madelin appelle à "proposer les évolutions nécessaires". Un ton au-dessous, un responsable national des jeunes du RPR, Franck Giovannucci, s'est dit "personnellement plutôt contre la libre consommation du cannabis", tout en ajoutant : "Cessons d'imposer un diktat, n'ayons pas peur d'engager le débat !" (Le Monde du 4 septembre 1999).

Dans l'entourage du gouvernement, Bernard Kouchner, alors secrétaire d'Etat à la santé, avait affirmé qu'une réforme n'était "ni un tabou, ni un préalable" , expliquant que "l'on peut agir, prévenir, soigner, sans attendre une révision de la loi de 1970" (Le Monde du 16 décembre 1997). En réponse, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l'intérieur, avait immédiatement pris position en affirmant que la loi de 1970 "a une signification sociale et permet aussi de remonter les réseaux". Les plus radicaux se trouvent au sein des Verts, qui militent en faveur d'une "dépénalisation de l'usage", d'une "amnistie pour les victimes de la prohibition (usagers, petits dealers)" ainsi que d'une "médicalisation des drogues dures" et d'une "distribution réglementée du cannabis et des autres psychotropes".

Paul Benkimoun