Source : La Libre Belgique du 26/1/2006.
AFGHANISTAN
Comment stabiliser un narco-Etat dont le secteur le plus dynamique de son économie est illégal? En réglementant la culture du pavot à usage médical pour les analgésiques...
Le Parlement européen vient d'adopter une résolution sur l'Afghanistan qui pourrait ouvrir la voie à une approche nouvelle et plus ouverte des stratégies mondiales de lutte contre les stupéfiants. Cette résolution invite les participants à une conférence de donateurs, qui doit se tenir à Londres fin janvier, «à prendre en considération la proposition de production autorisée d'opium dans un but médical, telle qu'elle est déjà accordée à un certain nombre de pays.»
Cette proposition a été faite à l'origine par le Conseil de Senlis, organisation indépendante basée à Paris, au cours d'un atelier à Kaboul en septembre dernier. Le texte proposé par les démocrates libéraux européens, soutenu par pratiquement tous les groupes politiques du Parlement européen, est révolutionnaire non seulement parce qu'il va à l'encontre du mode de pensée conventionnel, mais aussi parce qu'il élève le débat au-dessus de la réalité stagnante de la «guerre contre la drogue». En Afghanistan, cette prétendue guerre est essentiellement basée sur des campagnes d'éradication et des projets de subsistance alternatifs, qui n'ont obtenu que peu de résultats. La nouvelle position du Parlement européen pourrait, je l'espère, marquer le début d'un changement radical de politique par tous les acteurs impliqués dans la reconstruction de l'Afghanistan.
Selon l'office de l'Onu contre la drogue et le crime, malgré des efforts concertés visant l'éradication et la substitution des récoltes, l'Afghanistan a produit 87 % de l'opium mondial en 2005 -environ 4,1 tonnes- générant 2,7 milliards de dollars de revenus illégaux, ce qui revient à environ 52 % du PIB du pays. L'enquête sur la production d'opium en Afghanistan en 2005, publiée en novembre dernier, estime que la valeur totale de cet opium, une fois transformé en héroïne et distribué dans le monde, pourrait atteindre plus de 40 milliards de dollars.
En outre, ces dernières années, les usines et les laboratoires de transformation de l'opium en héroïne ont fleuri en Afghanistan, produisant 420 tonnes d'héroïne rien que l'année dernière. L'augmentation de la production nationale d'héroïne a insufflé un regain massif au marché de détail local, ce qui a de quoi inquiéter en termes de propagation du sida dans un pays aux infrastructures pauvres et aux services médicaux inexistants.
De plus, les itinéraires utilisés par les convois d'export ne sont plus limités à la tristement célèbre «route dorée» qui passe par le Pakistan et l'Iran; ils se sont multipliés, utilisant des points de sortie dans d'anciennes républiques soviétiques comme le Tadjikistan, l'Ouzbékistan et le Turkménistan. Cela contribue à promouvoir toujours plus d'instabilité dans des contextes politiques déjà explosifs.
La politique internationale de lutte contre les stupéfiants est en ce moment soumise à pression pour obtenir des résultats rapides et visibles. Mais l'éradication des récoltes et les projets de subsistance alternatifs affectent principalement le niveau le plus bas de la chaîne de valeur ajoutée, les fermiers, sans avoir un réel impact sur ceux qui sont placés plus haut, comme les grands propriétaires et les trafiquants locaux, sans parler des seigneurs de la guerre extrêmement puissants et des cartels et mafias internationaux. La plupart des fermiers sans terres ont du mal à changer de récolte, car ils sont pris au piège du marché illégal de l'opium, qui les oblige à vivre à la merci des trafiquants de drogue, pourvoyeurs de crédits et de débouchés.
Le résultat de tout cela a été exposé dans un rapport de la Mission d'observation électorale de l'Union européenne, présenté à Kaboul en décembre dernier : l'Afghanistan risque de devenir un Etat « rentier » disposant d'un accès facile à des ressources qui huilent la corruption dans la totalité de son système politique, financent des groupes armés illégaux et alimentent la déstabilisation de la région. Les réseaux afghans illégaux, reproduisant des méthodes bien connues que le crime organisé applique avec succès depuis des décennies dans d'autres parties du monde, sont mobiles et pleins de ressources, et peuvent se connecter sur toute une gamme d'activités économiques légales pour se maintenir.
Cela pourrait mettre l'Afghanistan dans une situation de non-retour : il deviendrait un narco-Etat dérivant loin de toute forme d'état de droit et se désengageant du fragile contrat social qu'il a commencé à établir avec ses propres citoyens. Comme l'a indiqué Barnett Rubin, expert de la société afghane de l'Université de New York : « l'Afghanistan ne peut pas être stabilisé alors que le secteur le plus dynamique de son économie est illégal, ni si plus de la moitié de son économie est détruite. »
Que faut-il donc faire ?
La grave menace que l'économie illégale de la drogue représente pour la stabilité et la démocratie en Afghanistan doit nous inciter à penser en termes de réglementation de la culture du pavot à usage médical, notamment pour les analgésiques, avec la participation active de pays donateurs et de l'Onu elle-même. En effet, l'Onu estime que six pays prescrivent à eux seuls 78 % de la production totale légale d'opiacés, ce qui implique des pénuries d'analgésiques à base d'opium dans nombre des 185 autres Etats-membres. De ce fait, la potentielle demande légale est énorme.
En outre, l'Onu estime aussi que 45 millions de personnes atteintes du sida vivent dans des pays où le système de santé est soit inexistant, soit médiocre, et que 10 millions de nouveaux cas de cancers se déclareront au cours des 20 prochaines années dans le monde développé. Ces estimations, ajoutées aux besoins supplémentaires des pays pauvres frappés par des catastrophes naturelles, impliquent que la potentielle demande légale pour des opiacés à usage médical est encore plus grande.
Une augmentation de la production d'opium «médical» permettrait de compenser sa pénurie dans le monde. Elle permettrait aussi aux paysans afghans qui ont fait pousser du pavot malgré les destructions forcées des plants et malgré les encouragements à changer de récoltes de profiter d'une situation encadrée par la loi qui, à terme, pourrait avoir un impact sur le trafic d'héroïne.
Les gouvernements, les organisations internationales et les individus qui participeront à la conférence de Londres ne doivent pas écarter l'appel du Parlement européen, car il propose une stratégie bien plus réalisable pour favoriser l'avenir de l'Afghanistan que ce que permettent les politiques actuelles de lutte contre les stupéfiants.
Project Syndicate, 2006 - Webwww.project-syndicate.org - Traduit de l'anglais par Bérengère Viennot.
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