Il est probable que la culture du pavot reprenne

Afghanistan, grenier de l’opium

vendredi 10 décembre 2004.
 

L’impact de la crise vu par Alain Labrousse, spécialiste des drogues.

Libération

RECUEILLI PAR JEAN-DOMINIQUE MERCHET

Le jeudi 4 octobre 2001

D’après une agence de l’ONU, la production d’opium, en Afghanistan, est passée de 2 500 tonnes en 1994 à 4 500 tonnes en 1999. Elle s’est interrompue avec l’interdiction décrétée par les taliban en juillet 2000.

 

Alain Labrousse est un spécialiste de la géopolitique des drogues, qui connaît bien l’Afghanistan. Chargé de mission à l’Observatoire français des drogues et de la toxicomanie, dépendant du Premier ministre, il s’exprime ici à titre personnel, comme collaborateur de la Lettre internationale des drogues (1).

L’Afghanistan est un gros producteur d’opium, base pour l’héroïne. On parle de 75 % de la production mondiale ?

C’était vrai jusqu’à l’année dernière. En juillet 2000, un décret des taliban a en effet interdit aux paysans de semer le pavot. Et cela a été globalement bien respecté. La récolte de cette année, qui s’effectue durant l’été, a sans doute été très faible. Mais cela intervient après des années de récoltes record, malgré la sécheresse. Les stocks sont donc très importants.

Que représente cette production ?

Il faut revenir un peu en arrière. A l’exception des Ismaéliens du Badakhchan (est), l’opium n’est pas traditionnellement consommé par les Afghans, contrairement au haschisch. C’est donc une culture d’exportation. Jusqu’à la guerre, dans les années 70, le pays produisait entre 200 et 400 tonnes d’opium par an, ce qui permet de produire 20 à 40 tonnes d’héroïne.

La guerre a favorisé cette culture, car il y avait moins de contrôle. Au départ des Soviétiques, on estime la production d’opium entre 1 000 et 1 500 tonnes, par an. Puis, les moudjahidin ont développé les cultures pour se financer, après l’arrêt des aides américaines. Les services secrets pakistanais ont été très impliqués dans ce trafic, notamment pour financer des opérations clandestines contre l’Inde, au Cachemire. Les Etats-Unis ont fermé les yeux. Les paysans avaient intérêt à semer du pavot qui rapporte trois à six fois plus que le blé, selon les conditions d’irrigation. La première statistique sérieuse date de 1994 : d’après une agence de l’ONU, la production était alors de 2 500 tonnes. En 1998, elle était de 3 200 tonnes, puis elle est passée à 4 500 tonnes, en 1999.

Cela rapportait beaucoup d’argent au régime taliban ?

L’opium se vendait entre 50 et 70 dollars le kilo et l’héroïne entre 1 500 et 2 000 dollars. Mais il est difficile d’estimer ce qui revenait au pouvoir. Celui-ci prélevait une taxe de 10 % sur les paysans et des « droits » sur le commerce. Sans doute aussi sur les laboratoires de transformation. On peut penser à 100 millions de dollars par an, ce qui n’est pas énorme.

Les taliban ne semblent pas avoir leur propre réseau d’exportation - c’est là que l’on gagne beaucoup d’argent.

Pourquoi les taliban ont-ils décidé d’éradiquer l’opium, fin 2000 ?

En luttant contre la drogue, ils voulaient améliorer leur image notamment auprès des Etats-Unis, qui les avaient mis sur leur liste noire, depuis 1998. C’était un énorme coup publicitaire, mais qui n’a pas réussi, puisque les sanctions internationales ont été reconduites. Dans l’hostilité à l’opium, on ne peut pas exclure le facteur proprement religieux, notamment chez le mollah Omar. Les taliban parcouraient les villages en expliquant aux paysans que la sécheresse était due au fait qu’ils cultivaient une plante impie...

L’éradication a-t-elle été totale ?

En 1999, environ 82 000 hectares étaient plantés en pavot. L’agence de l’ONU spécialisée dans la lutte contre la drogue a pu constater que sur 70 000 hectares il ne restait plus que 17 hectares plantés. On ignore le sort de 12 000 hectares restant, dont 3 000 dans la zone contrôlée par l’opposition. Cela dit, les trafiquants ont des stocks très importants sur les bras. L’arrêt de la production a fait remonter le prix de l’opium, qui est aujourd’hui d’environ 500 dollars le kilo.

Par où s’écoule la production ?

Un peu plus de la moitié passe par l’Iran, parfois avec une étape au Pakistan. Les Iraniens mènent une guerre très dure contre les trafiquants dont les laboratoires sont en Turquie. Le reste s’écoule par les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, puis la Russie.

L’Afghanistan ne produit pas d’héroïne à partir de son opium ?

Assez peu. Il y a quelques laboratoires capables de produire de la « China white », l’héroïne numéro 4 très pure mais, d’après les Iraniens, pour 200 tonnes d’opium saisies par leur service, il y a seulement 20 tonnes d’héroïne et de morphine.

Pour s’assurer des soutiens dans le pays, les Américains pourraient-ils jouer la carte de l’opium contre les taliban, comme ils l’avaient fait contre les communistes pendant la guerre du Viêt-nam ?

Et pendant la guerre d’Afghanistan... Il est probable que les Etats-Unis ne vont pas se mettre à dos les tribus productrices, notamment dans les régions frontalières du Pakistan. Ils vont fermer les yeux, même s’il ne s’agit pas d’une stratégie. Pour les paysans, le problème est urgent : le pavot doit être planté à la mi-octobre. Il est donc très probable que la culture reprenne. C’est une source de revenus pour près de 40 000 familles, essentiellement dans les provinces d’Helmand (sud-est), du Badakhchan (est) et du Nanjarhar (nord-est).

L’Alliance du Nord est-elle présente dans ce commerce ?

Il n’y a aucun élément donnant à penser que Massoud, un puritain, était impliqué dans ces affaires. D’autant qu’il se finançait plutôt avec les pierres précieuses, comme le lapis-lazuli. Mais que des commandants locaux de l’opposition protègent cette culture n’est pas exclu.

(1) Association d’étude géopolitique des drogues : aegd@wanadoo.fr

Tél. : 02 40 08 20 61.

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