Editorial de "Drogue danger débat" qui, paradoxalement, soutient la prohibition, tout en en déplorant les effets :
"Le marché mondial de la drogue représente un chiffre daffaires de 1000 milliards de dollars par an. Une manne pour les trafiquants, les financiers internationaux et certains Etats.
Les dealers semblent mettre un soin particulier à obéir strictement aux scénarios racontés dans les écoles de police. Ceux qui prospéraient à l'abri des murs de la cité Saint-Blaise, dans le XXe arrondissement de Paris respectaient à la lettre toutes les étapes. Ils volaient des voitures, grosses cylindrées de préférence, et les maquillaient en banlieue, dans une cité amie. Ils portaient sur eux un minimum de cinq téléphones portables, dont ils changeaient le plus souvent possible, ainsi que des armes de poing. Une fois par semaine, ils partaient en convoi jusqu'à Amsterdam, où ils faisaient leurs provisions de cachets d'ecstasy, de cannabis, de skunk (une marijuana néerlandaise) et de cocaïne, auprès de compatriotes installés aux Pays-Bas - ils investissaient à chaque voyage près de 2 millions d'euros. Ils revenaient dans leur cité, surveillée comme il se devait par des mineurs en mal d'argent de poche. La drogue était entreposée une nuit dans les parkings souterrains ou des appartements. Le lendemain, elle était acheminée jusqu'aux clients, dans les cités de Mantes-la-Jolie, Nanterre et Bobigny, tandis que les voitures étaient soigneusement brûlées.
Seulement voilà, les Stups ont attaqué en plein été, comme dans les films. Une fois n'est pas coutume, ils ont commencé leur enquête au bas de l'échelle, en surprenant une minuscule transaction du côté d'Aubervilliers. Au terme de sept mois de surveillance, ils ont sauté sur la marchandise au petit matin, quelques heures après l'arrivée du convoi. Entre-temps, les flics avaient appris à décoder le langage mis au point parles dealers pour parler business. Quand ils entendaient l'un d'eux annoncer au téléphone : « Mon pote a grandi il mesure 1,90 m » ils comprenaient: « J'ai 1 kg de cocaine, je te le vends 190000 F» Ils avaient finalement identifié une trentaine de personnes, ayant toutes à peu près le même profil : le RMI pour seul revenu officiel, aucun signe extérieur de richesse.
Seule ombre au tableau au lendemain de l'intervention, fin juillet : le chef du réseau, âgé de 36 ans et connu des services de police pour divers braquages et escroqueries, il a réussi à prendre la fuite par les balcons. Comme ses «associés », il investissait l'essentiel de ses bénéfices au Maroc, pays de ses ancêtres. Le seul luxe qu'il se permettait, c'était les voyages, destination les Antilles, la Thailande ou les Etats-Unis. Le marché de la drogue se porte bien, cette affaire est là pour le rappeler. La came, sous toutes ses formes, est devenue le nerf de cette économie parallèle qui s'est développée dans les quartiers à l'abandon.
Avec près de 6 millions de consommateurs en France, le cannabis est de loin la drogue la plus « populaire ». La multiplication des saisies semble tout juste freiner les arrivages. Le seul département des Hauts-de-Seine absorberait chaque semaine à lui tout seul 1 t. de cannabis (3 t. Pour toute l'Ile-de-France). « Ce pactole a favorisé l'émergence d'une mafia à la française, avec ses territoires protégés et ses familles, qui sont le plus souvent la cellule de base du trafic», commente un magistrat. La manne est, par ailleurs, inépuisable, la production de cannabis ne cessant d'augmenter au Maroc, principal fournisseur, avec plus de 100000 ha officiellement cultivés près du double en réalité, avec deux ou trois récoltes par an.
Voilà dix ans que les filières se consolident. Agés de 18 à 25 ans, les importateurs français sont aujourd'hui en mesure de damer le pion aux patrons du grand banditisme d'hier. «Leur modèle économique, ce sont les livraisons à flux tendus, dit un policier. Ils évitent de stocker pour échapper aux descentes. » Leur mode d'approvisionnement porte un nom dans le jargon policier : le «go fast».Tout repose sur la vitesse avec laquelle les voitures rapportent la marchandise depuis les Pays-Bas ou l'Espagne. Un convoi ordinaire se compose de trois véhicules, tous capables de tenir durant une nuit entière une moyenne de 220 km/h sur le chemin du retour.
Le premier véhicule ouvre la voie et détecte les contrôles. Le second est chargé au maximum, la banquette arrière elle-même est en général couverte de paquets de cannabis. Le troisième verrouille les arrières. Les téléphones portables sont ouverts en permanence pour donner l'alerte. Stopper au vol un tel convoi ? «Nous ne pouvons prendre le risque de tuer pour une demi-tonne de cannabis », dit un commissaire. Quant à appuyer sur l'accélérateur de la Ford Mondeo réglementaire, cela ne mènerait pas bien loin.
Une fois dans les cités, la drogue est revendue en quelques jours, permettant aux vendeurs de reconstituer leur trésorerie en un temps record. Bonus :1500¤ par kilo de cannabis. De quoi assurer quelques bonnes virées en ville. De quoi aussi nourrir les appétits, les premiers règlements de comptes sont là pour en témoigner. «Ces bandes sont organisées de manière souple, raconteun magistrat en poste en région parisienne. Elles ont intégré tous les principes de l'économie de marché, mais aussi ceux de la guerre moderne, ce qui rend beaucoup trop dangereuses les tentatives d'infiltration. » Les groupes d'intervention régionaux (GIR) mis sur pied par Nicolas Sarkozy peuvent-ils modifier la donne ? Au moins, disent les optimistes, l'échange d'inforrnations entre les services sera obligatoire...
L'ennui, c'est que la marchandise abonde. La cocaine, la «c », comme disent les consommateurs, devrait même cette année battre des records avec 1200 t. Annoncées cette année sur le marché européen, deux fois plus quune année ordinaire. Face à cette vague, les policiers français connaissent les règles de la traque : sils sont plus ou moins maître du jeu dans lHexagone, ils sont au dehors, le plus souvent tributaires du bon vouloir des Etats-Unis. La puissante Drug Enforcement Administration (DEA), le service antidrogue, donne le signal de la guerre au sommet lors - qu'elle le décide, ou plutôt lorsque les intérêts de l'Amérique le nécessitent. C'est elle qui désigne les coupables, elle qui détecte les navires suspects et les hommes à abattre. Toujours sous le contrôle de la Maison Blanche et de la CIA, qui ont des alliés à protéger et des choix diplomatiques à consolider. Basée à Key West, en Floride, une task force, forte de 350 militaires et policiers, surveille la mer des Caraibes; un lieutenant-colonel de la gendarmerie française assure la liaison avec un agent de la police installé en Martinique et avec Paris ; deux navires militaires européens croisent dans les parages, un français et un néerlandais. De quoi entraîner les Européens dans une militarisation croissante de la lutte contre les stupéfiants, loin de la culture civile de la police française. De quoi décourager les trafiquants colombiens d'emprunter la voie maritime pour pénétrer aux Etats-Unis... et les inciter à se tourner vers l'Europe."
Trafic de drogue... trafic dEtats, Fréderic Ploquin et Eric Merlen, Fayard, 2002
Drogue-Danger-Débat 2002©