DANS LE PIÈGE DUCONTRÔLE SOCIAL

Le toxicomane domestiqué

 

ALORS qu'une majorité de la population se montre favorable à la dépénalisation du cannabis, les gouvernements s'y refusent, feignant d'ignorer que des millions de jeunes apprennent de ce fait à transgresser la loi. Dans le même temps, avec le développement des produits de substitution du type méthadone, nos sociétés ont trouvé un moyen peu coûteux de contenir et contrôler des toxicomanes, placés sous camisole chimique, traités en malades chroniques plutôt qu'en « messagers » en manque de solidarité.

Par CLAUDE OLIEVENSTEIN

Médecin-chef àl'hôpital Marmottan, Paris ; un des pionniers, au début des années soixante-dix,d'une méthode de prise en charge des jeunes toxicomanes par l'écoute et l'aide à devenir adulte, expérience décrite dans son livre Il n'y a pas de drogués heureux.

Le Monde Diplomatique, novembre 1997, p.22

 

 

Osons l'affirmer : la création apparemment spontanée d'institutions consacrées aux exclus masque un féroce désir de les éliminer, dans le but très précis de protéger les classes moyennes et le centre des villes. Sur ce plan, il y a un lien entre l'attitude de l'Etat à l'égard des sans-domicile-fixe (SDF) ou des sans-papiers et le sort réservé aux toxicomanes. La bonne volonté des personnes n'est pas en cause. Certaines s'y investissent totalement, mais on peut se demander qui est l'alibi de qui, qui donne l'absolution humanitaire à un contrôle social de plus en plus organisé avec ses complices, ses traîtres, ses arrivistes...

En ce qui concerne les toxicomanes, la loi du 31 décembre 1970, malgré ses ambiguïtés et ses contradictions, donnait à ces exclus deux garanties : l'anonymat et la gratuité. Ils pouvaient ainsi échapper aux mailles d'une organisation sectorisée dont le but est toujours de réduire, coûte que coûte, l'« état de sauvagerie ». Pour comprendre, il faut relire ce que Michel Foucault a écrit sur l'enfermement des fous au XIXe siècle dans son Histoire de la folie à l'âge classique (1961). A cette époque, le statut anthropologique de la folie sortant à peine des pénombres du Moyen Age, les fous étaient des malades chroniques inguérissables, stigmatisés par une certaine laideur agencée ou une esthétique effrayante, et l'aspect physique qu'on leur donnait justifiait qu'on les mette à l'écart. A partir de la loi de 1838 (en vigueur jusqu'en 1992 en France), se sont construits des systèmes carcéraux soignants dont le plus bel exemple est l'asile.

Au nom de la raison, qui cache mal la peur, on a ainsi créé, avec la meilleure bonne volonté possible, les hôpitaux-prisons dont nous avons hérité. Tout cela était cartésien, logique, un élément renvoyant à un autre. La plus belle démonstration de cette raison délirante est le plan de l'hôpital psychiatrique dû à Parchappe, psychiatre français de la fin du XIXe siècle. De la porte d'entrée à la morgue, il existait (et existe encore) une hiérarchie des bâtiments et de la qualité des soins parfaitement lisible ; on commençait par des pavillons d'aigus, puis, au fur et à mesure, on aboutissait à des bâtiments réservés aux chroniques. Puisque les fous n'étaient pas des hommes comme les autres, le système était tel que même la sexualité s'en trouvait exclue par la séparation entre hommes et femmes - les fous ne pouvant donner naissance qu'à d'autres fous ! Avec les produits de substitution il n'y a plus ce type de problème puisque, à dose suffisante, ils inhibent totalement la libido.

Il en va de même avec les toxicomanes. On nous présente le traitement par la méthadone, produit de substitution, comme une nouvelle méthode, libératrice pour les individus et socialement efficace. Or cette méthode n'est pas nouvelle : elle fonctionne aux Etats-Unis depuis des décennies. Elle a certes évité une certaine dangerosité mais n'a réglé en rien le problème de la toxicomanie. La grande majorité des toxicomanes prennent des produits pour lesquels il n'y a pas de substitution. Les communautés minoritaires, notamment noires, savent ce qu'est le piège du contrôle social. Elles prennent systématiquement d'autres produits, comme le crack, qui leur permettent de soutenir une revendication identitaire. Bien plus, certains, en nègres marrons, osent revendre leur méthadone pour se procurer de l'héroïne ou bien mélangent héroïne et méthadone. Quant au Subutex (1), censé réduire les risques, de plus en plus d'usagers, non seulement le mélangent avec d'autres produits mais, plus encore, se l'injectent, démentant la justification de sa diffusion par la réduction des risques.

Ce modèle ancien de traitement par substitution, proposé comme une nouveauté extraordinaire, a toujours eu une visée sécuritaire ; avec lui on ne s'interroge plus, ni sur les motivations de la toxicomanie, ni sur les problèmes familiaux, ni sur les problèmes culturels. Peu à peu, les programmes d'échange de seringues sont relégués au second plan, voire abandonnés, alors qu'ils constituent la meilleure protection, avec les préservatifs, contre le sida, tant il est vrai que l'échange anonyme des seringues ne participe pas du contrôle social.

De façon naïve ou cynique, certains ont vite compris quel parti on pouvait tirer de la substitution. Elle devient la pièce maîtresse d'un système peu onéreux, qui permet le contrôle des toxicomanes avec une prise en charge qui n'en est plus une, et dont la seule finalité est une apparente normalisation.

Bien sûr, les moyens précédemment attribués au secteur sanitaire de la prise en charge des toxicomanes sont restés ridiculement bas. Mais c'était encore trop, et l'augmentation des toxicomanies sauvages et de misère ne permettait plus de contrôler efficacement la situation. D'où l'apparition sur le marché d'une série d'institutions refuges, boutiques (2), communautés thérapeutiques, dont chacune a sa justification en particulier mais qui s'intègrent dans un système.

La bonne foi de ceux qui oeuvrent dans de telles institutions ne peut ni ne doit oblitérer l'évidence : elles participent à un programme et poursuivent un but commun. En ce qui concerne les toxicomanes - mais également les SDF, les clochards et autres mendiants -, celui-ci est clair : tout doit être fait pour protéger le coeur des cités bourgeoises. Dès lors que l'on ne pouvait pas les déporter (ce que font certaines institutions sectaires) et qu'ils envahissent le centre des villes, il devenait urgent de développer un système institutionnel qui, avec la meilleure bonne foi du monde, permette de faire alliance avec les tenants de l'idéologie sécuritaire. Pour ceux-là, il y avait, et il y a encore, avant tout la prison. Contrairement à une légende, beaucoup de toxicomanes ou de simples usagers de drogue sont incarcérés sous de multiples prétextes.

Mais on sort de prison dans un état très souvent pire qu'auparavant. D'où l'idée de préparer la sortie des toxicomanes en prenant en charge leur toxicomanie dès la prison. Il est vraisemblable que, demain, les produits de substitution vont y faire leur entrée lorsque la société aura compris l'intérêt de cette mesure (alors que les préservatifs restent interdits car, bien sûr, l'utopie carcérale veut qu'il n'y ait pas de sexualité en prison...). En échange de cette proposition médico-psychologique et médicamenteuse, les ex-prisonniers devront, à leur sortie, aller dans certaines institutions spécialisée.

 

Camisole chimique

 

LORSQU'ILS ne vont pas de pair avec une véritable chaîne thérapeutique, boutiques et refuges font la paire avec la distribution de méthadone et de Subutex, comme le font les innombrables centres d'accueil dont la caractéristique essentielle est qu'ils ne s'occupent pas de soigner mais de contenir les toxicomanes. Parce qu'elles ne travaillent pas sur les redoutables motifs qui permettent l'entrée en toxicomanie, parce qu'elles dénient aux toxicomanes le droit au plaisir, ces institutions ne peuvent que s'accommoder de situations de dépendance chronique.

Parcours- type du toxicomane « domestiqué» ? On pourrait le voir, le matin, courir après son produit, légal ou illégal, puis aller, l'après-midi, faire un long stage dans les boutiques, sans aucune autre obligation que celle de rester là, à cuver, sans trop se montrer dans la rue. Le soir, venir dormir dans un refuge qui, bien que modernisé, ressemble fort aux « dormitoires » du XIXe siècle. S'il le faut, il aura droit au ticket-restaurant ou repas gratuit. Enfin, il pourra consulter un médecin... Ce système est si caricatural que l'on peut voir de faux toxicomanes se baptiser ainsi pour bénéficier de l'ultra-assistance. Tu seras « chronique », mon fils ; c'est un bon métier d'avenir...

En contrepartie, depuis que ce système s'est organisé, il n'y a pratiquement pas eu d'ouverture de centres de soins spécialisés ou spécifiques. Le soin ou la sortie de la toxicomanie n'intéressent personne, et encore moins le centre qui admet la spécificité de la toxicomanie. Voici nos toxicomanes sous camisole chimique ; il faut leur donner un statut qui dénie la situation clinique.

Ecartés du savoir : la relation avec le plaisir, la révolte sociale, les raisons familiales et l'aspect affectif individuel. Le sida a permis cette réduction : une vraie maladie avec un vrai virus, de vraies formes cliniques, un vrai traitement. Comme les toxicomanes attrapent le sida, c'est l'hôpital général qui a été choisi.

Le système français prévoit une chaîne thérapeutique dont les éléments travaillent d'une façon différente, mais qui respectent la même éthique. Malheureusement, ces chaînes thérapeutiques n'ont jamais vu le jour pour des raisons de moyens, mais aussi de lutte fratricide entre spécialistes. Cette chaîne thérapeutique propose ces institutions diversifiées avec, comme but, de fournir des modèles d'identification différenciés. La gratuité et surtout l'anonymat permettent d'organiser cette prise en charge différenciée non sectorisée qui apporte des réponses variées à la demande du toxicomane, tout en lui présentant des modèles qu'il peut choisir lui- même dans le cadre de la démocratie psychique. L'apprentissage de cette dernière est le seul moyen qui permette aux exclus de devenir citoyens.

Pour ce faire, il faut prévoir une véritable lutte contre la déculturation qui empêche tant de jeunes de participer à la modernité. Par exemple le système du tutorat, qui a si bien réussi dans des pays voisins : un enfant en difficulté est épaulé par un ancien qui a été lui-même en difficulté (3). Soyons clair, il ne faut pas exclure la substitution, mais elle doit rester un outil parmi les autres, anonyme et gratuit.

Surtout, il faut sortir de l'ambiguïté du statut juridique des usagers de drogue. Le débat sur la légalisation du cannabis ne peut pas se limiter à des rapports d'experts qui méconnaissent la réalité du terrain, car il y a des millions de jeunes qui transgressent la loi et apprennent à ne pas respecter la démocratie.

De même est-il plus simple de considérer le toxicomane comme un diabétique qui a besoin de son insuline, plutôt que comme un messager qui, dans son interprétation, nous dit que nos valeurs et nos vertus sont malades, qui vit un destin singulier où le sacré et le secret rencontrent la misère du monde. Nier la complexité du problème peut être momentanément efficace ; à terme, même les vaches deviennent folles... Ce système enfante d'autres monstres et crée d'autres toxicomanies identitaires.

CLAUDE OLIEVENSTEIN.

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(1) Buprénorphine : traitement substitutif des pharmacodépendances majeures aux opiacés, utilisé uniquement en France à titre expérimental.

(2) Lieux institutionnels où les toxicomanes « défoncés » sont autorisés à tuer le temps sans rien faire. Le café y est offert avec possibilités de douche, machines à laver le linge, etc.

(3) Cf. les travaux de Diane Finkelstein, sociopsychologue belge qui a beaucoup étudié la question du tutorat chez les enfants en échec scolaire.

 

LE MONDE DIPLOMATIQUE - NOVEMBRE 1997 - Page 22

http://www.monde-diplomatique.fr/1997/11/OLIEVENSTEIN/9448.html

 

 

 

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