Les évêques rejettent la « fausse alternative » entre répression et libéralisation des drogues

Par Henri Tincq, Le Monde du 15/10/1997.

 

 

POUR LA PREMIÈRE fois, l'épiscopat français se prononce sur les drogues. Il le fait à travers une déclaration publiée, mardi 14 octobre, par sa commission sociale, que préside M Albert Rouet, évêque de Poitiers. Celle-ci a consulté quelques-uns des meilleurs spécialistes (Anne Coppel, Alain Ehrenberg, Jean-Paul Jean), ainsi que de nombreux médecins, juges, éducateurs et anciens toxicomanes, dont les rapports figurent dans le document final. Son approche nuancée pour traiter un débat aussi passionné exprime d'abord un souci de prudence et de respect des personnes.

L'épiscopat s'adresse aux différentes associations de prise en charge, mais également à l'ensemble des autorités.

C'est le « ni-ni » qui résume le mieux sa position. De même qu'ils distinguent entre les drogues « dures » et « douces » et refusent tout discours globalisant sur les « drogués » ou la « toxicomanie », les évêques rejettent la « fausse alternative » qui domine le débat entre répression et libéralisation. « Durcir la législation ne garantit nullement une meilleure efficacité », notent les auteurs du texte et, pour s'en convaincre, il suffit de mesurer les taux de récidive à la sortie des prisons. « L'enfermement convient moins aux toxicomanes qu'à l'opinion publique », note même M Rouet.

« UNE RUPTURE SOCIALE »

Pour les évêques de France, la répression aveugle est surtout condamnable parce qu'elle aboutit au désengagement social : « On laisse aux polices, à la justice, le soin de gérer une rupture sociale dont les autres parties de la société ne s'estimeraient plus responsables. » C'est le même désinvestissement qui est au bout de la libéralisation de la circulation des stupéfiants, écrivent-ils. La consommation de la drogue serait laissée au libre choix individuel « de ceux qui, déjà, ne sont pas convenablement insérés ».

On est là au coeur d'une démarche qui entend mettre la société en face de ses responsabilités et des conséquences d'une insécurité et d'une précarité, tenues pour principaux facteurs de la consommation de drogue. Aussi, les évêques rejettent-ils tout autant l'autre alternative entre répression et médicalisation : « Ni la peine ni les médicaments ne répondent vraiment au drame fondamental de la rupture des relations sociales (...). Tout prouve même que c'est l'inverse qui est exact : la réintégration sociale provoque une libre demande de soins et de travail. » Aussi le document souhaite-t-il que les toxicomanes puissent conserver leurs droits au logement, à la santé, à l'activité, etc.

Sans nier qu'elle soit de plus en plus agressive, c'est moins sur l'« offre » de stupéfiants qu'il est le plus urgent d'agir, estime la commission sociale de l'épiscopat, que sur la « demande » de drogue. « La demande porte sur une réinsertion sociale. Cette exigence constitue la clé de tout véritable progrès », souligne t-elle. Un coup de chapeau est donné en particulier à l'action des centres d'accueil, d'accompagnement, de cure et de logement des toxicomanes et les évêques protestent contre l'intolérance visant des centres de réinsertion dont les voisins ne veulent plus : « L'égoïsme anonyme est assassin », écrivent-ils.

Ils se prononcent enfin sur l'éventuelle dépénalisation du commerce et de l'usage des stupéfiants. Ils sont très réservés sur la dépénalisation du trafic qui n'aurait de sens, affirment-ils, que si les Etats avaient une politique commune. Quant à la dépénalisation de la consommation, elle ne pourrait, à la rigueur, être débattue qu'à l'intérieur d'une politique de réinsertion sociale et apparaître alors comme l'« alternative à l'opposition répression-libéralisation ». C'est une orientation « décisive », conclut l'épiscopat. « Elle n'est pas pour autant un automatisme qui délivrerait de la drogue, mais c'est en elle que les traitements et les soins indispensables trouveraient une meilleure efficacité. »

 

 

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