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Drogues, un trafic mondial

Drogues, un marché de dupes d'Alain Labrousse et Drogue : l'autre mondialisation de Jean-Claude Grimal. Deux ouvrages font le point sur l'évolution de la consommation des drogues

 

Mis à jour le jeudi 8 juin 2000

DROGUES, UN MARCHÉ DE DUPES d'Alain Labrousse. Ed. Alternatives, 142 p., 150 F (22,87 euros )  

DROGUE : L'AUTRE MONDIALISATION de Jean-Claude Grimal. Gallimard, « Folio actuel »- Le Monde, 260 p., 40 F (6,10 euros)

 

Le prochain siècle sera toxicomane ou ne sera pas... Partout sur la planète, les drogues ont le vent en poupe et on ne court guère de risque à paraphraser la prophétie apocryphe de Malraux. L'Organisation des nations unies (ONU) a certes annoncé, en 1998, la quasi disparition des cultures illicites de drogues pour 2008. Mais les tendances sont lourdes, comme le montrent ces deux ouvrages publiés en avril. Même le boom actuel des produits synthétiques - ecstasy, amphétamines - n'est pas venu tarir l'offre et la demande des substances traditionnelles.

Dans un ouvrage collectif de l'Observatoire géopolitique des drogues, Alain Labrousse analyse comment les Etats ont utilisé les trafics au service de leurs intérêts stratégiques. Longtemps, la coca, l'opium et le cannabis furent pourtant des « plantes de la joie », dans des sociétés d'origine où les usages médicaux et rituels étaient relativement maîtrisés. Puis les puissances coloniales, Grande-Bretagne et France en tête, s'en servirent pour « affaiblir et contrôler les pays producteurs », rappelle Alain Labrousse. Au cynisme succédèrent les effets pervers. Via les médicaments, à une époque où la société Bayer déposait un brevet d'invention pour l'héroïne, l'Occident développa toute une pharmacopée issue de ces produits, amorçant un état de dépendance chez les consommateurs. Puis la forte demande de drogues dans les pays riches, apparue il y a une cinquantaine d'années, leur conféra une valeur monétaire jusqu'alors limitée. Et les pays en développement furent à leur tour, du Pakistan à la Chine, touchés par une toxicomanie de masse.

Appréhendant le phénomène sous l'angle des marchés, Jean-Claude Grimal considère que « la drogue, aujourd'hui, est une économie qui se développe avec toutes les phases de la mondialisation ». La division « Nord-Sud » a joué pleinement, note-t-il. Sur le plan de la réglementation, d'abord : « La distinction drogue licite-drogue illicite stigmatise et pénalise les pays pauvres du tiers-monde,alors que les multinationales du tabac, de l'alcool ou des médicaments peuvent inonder le monde de leurs produits. » Sur le plan économique, aussi : « Alors que la mondialisation et ses conséquences - baisse des cours des matières premières, plans d'ajustement structurels, désengagement du secteur public - frappent de plein fouet les pays en développement, pronostique Grimal, on voit mal comment la fuite en avant dans les cultures illicites et le trafic pourrait ne pas s'accentuer. »

D'une chronique retraçant les diverses « guerres de l'or vert », Alain Labrousse montre à quel point les intérêts géopolitiques sont encore venus contrarier les plans internationaux antistupéfiants, qui se sont multipliés depuis l'adoption de la convention de l'ONU sur les drogues en 1961. Conflit après conflit, son livre stigmatise le jeu particulier des Etats-Unis (au Vietnam ou en Afghanistan), de gouvernements autoritaires (Pakistan ou Laos) ou de guérillas régionales (Colombie). Eclairant la complexité du sujet des drogues et des toxicomanies, les deux ouvrages ont enfin le mérite d'apporter des arguments convaincants au débat sur la légalisation ou la dépénalisation, sans jamais les présenter comme des panacées.

Erich Inciyan

Le Monde daté du vendredi 9 juin 2000

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