Voici l'article original, suivi de mon commentaire.

 

 

 

DROGUE

M. Marcellin veut freiner l'escalade

 

Cinq décès sur la Côte d'Azur depuis la seconde quinzaine d'août, liés à l'abus de drogue, une dizaine d'affaires en quelques jours, 598 kilos d'opium saisis à Marseille à bord d'un cargo en provenance du Moyen-Orient, et la levée de boucliers quasi générale des psychiatres ont quand même fini par mettre d'accord les policiers de l'ex-Sûreté nationale et leur, collègues de la préfecture de police : la cote d'alerte est atteinte, le fléau blafard qui sévit aux Etats-Unis menace de contaminer la jeunesse française que l'on croyait à l'abri de ce genre d'invitation aux voyages. Les pouvoirs publics alarmés viennent de prendre de nouvelles mesures de répression.

Jusqu'à cet été, les dirigeants de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, qui. rue des Saussaies, animent l'action de vingt-cinq enquêteurs et coordonnent celle des groupes et des fonctionnaires spécialisés des dix-huit services régionaux de la Police judiciaire (quinze à Paris, dix à Marseille), ne croyaient pas à un danger de toxicomanie chez les jeunes initiés épisodiquement à la marijuana.

Chargés de la détection et de l'arrestation des trafiquants internationaux, ils orientaient leurs recherches sur les grosses affaires de transit et de raffinage de la drogue : démantèlement des réseaux et des laboratoires clandestins, filatures des grossistes, découvertes et saisies de stocks. Ils ne s'intéressaient aux drogués que pour mieux remonter les filières. La France leur paraissait seulement appréciée des trafiquants pour l'astuce de ses passeurs et la qualité de ses chimistes, comme une plaque tournante et un lien de transformation privilégiés entre les fournisseurs orientaux et les consommateurs américains. Ils avaient le sentiment de travailler pour les polices étrangères.

Pas de drogues mineures. Or le Narcotic Bureau américain vient de transférer son antenne européenne de Rome à Paris pour être mieux à mérite de lutter contre les pourvoyeurs. Et la « brigade des stup » du Quai des Orfèvres a été la première à prendre conscience des nouveaux problèmes posés par l'apparition d'un marché français de la drogue, au confluent de deux courants migratoires : celui des Nord-Africains et celui des beatniks.

Le réveil est brutal. L'Office reconnaît aujourd'hui que ses enquêteurs ont à traiter une affaire de drogue par jour pour une par mois il y a encore trois ans. Le nombre des drogués appréhendés s'est accru du quart en un an et on vient d'arrêter un homme pourtant seulement détenteur de 40 g de « cannabis », ce chanvre indien qui donne le hachisch, le kif ou la marijuana, selon les pays, et qu'on peut, au choix, manger, boire ou fumer. La plupart des psychiatres sont formels - 10 000 jeunes tâtent de la drogue dans un pays où l'on ne comptait que 300 à 400 intoxiqués voilà dix ans. Il n'existe plus de lycée parisien où un groupe, au moins, d'élèves, à partir de la classe de seconde, ne fume de la marijuana : une dizaine de cafés et d'hôtels sont, de notoriété publique, des repaires de trafic et d'intoxication ; des enfants de 14 à 16 ans se livrent à la prostitution hétérosexuelle ou homosexuelle pour se procurer la drogue dont les prix, d'autre part, baissent d'une façon inquiétante. Il n'y a pas de drogues mineures : les hallucinogènes comme la marijuana semblent de plus en plus servir de tremplin vers d'autres drogues aux effets ravageurs (héroïne, cocaïne, L.s.d.). Il n'y a pas de différence de nature, mais de degré dans l'escalade toxicomaniaque.

« Evolution pas encore dramatique, mais déjà très préoccupante », admet-on à l'Office. Elle est devenue une préoccupation de gouvernement. Le ministre de l'Intérieur, M. Raymond Marcellin, vient, à la demande personnelle du président de la République, de mettre au point deux ordres de mesures retenues pour stopper la vague tant qu'il en est temps.

  • Des groupes spécialisés seront à l'¦uvre dans la police des grandes villes : stages d'information à l'Office des commissaires de sûreté urbaine ; formations spéciales de C.r.s. chargés de la surveillance des stations balnéaires ; fermeture administrative des établissements susceptibles de servir de repaires ou de rendez-vous ; expulsion des étrangers compromis ; distribution à tous les services de répression d'un opuscule de l'Organisation internationale de police criminelle décrivent les moyens de fraude utilisés.
  • Doublement des peines prévues (trois à cinq ans de prison) ; allongement de la garde à vue ; renforcement des dispositions applicables aux associations de malfaiteurs auxquelles seront assimilés les professionnels de la drogue.

L'envers de la violence. « Ces mesures, dit à L'Express M. Marcellin, ne sont que le premier volet d'un plan de lutte contre le grand banditisme. A mon arrivée Place Beauvau, en juillet 1968, j'avais à faire face au problème du maintien de l'ordre. J'ai constitué à cet effet un bureau de liaison de tous les responsables des services de police. Depuis cet été, le bureau a reconverti ses activités contre la délinquance. »

La drogue est un peu l'envers de la violence. Mais ce sont, avec l'invasion érotique ou le vagabondage hippie, les facettes d'un même malaise. Certains experts y décèlent les armes nouvelles et insidieuses d'une nouvelle guerre révolutionnaire qui viseraient à désagréger les structures des sociétés occidentales. Le problème qui se pose aux responsables de l'ordre public dans des démocraties comme la France est de faire barrage sans finalement remettre en cause le libéralisme qui est leur raison d'être.

JACQUES DEROGY

 

L'Express, octobre 1969

Photocopie ici


Ce texte ne vous a-t-il pas semblé très contemporain (hormis le dernier paragraphe, plus anachronique) ? Remplacez Raymond Marcellin par De Villepin (ça rime), passez rapidement sur quelques formulations désuètes ("Nord-Africains", "beatniks").

En lisant "drogues mineures", vous avez certainement, comme moi, "entendu" "drogues douces", et malgré votre très bonne vue, vous avez cru voir beaucoup plus de zéros que prévu dans les nombres affichés : des jeunes qui "tâtent de la drogue", on en compte aujourd'hui quelques millions...

On remarque donc que malgré les nombreuses années, les déclarations péremptoires des politiques ne varient guère, mais elles ont toujours, semble-t-il, la vertu d'émerveiller les gogos :

M. de Villepin (en octobre 2004) :

-« Lutter davantage en amont des trafics, renforcer la coopération européenne, et accroître la coordination nationale de la lutte contre les réseaux de trafiquants.»

et encore :

- « plus nous barrerons la route des trafiquants, moins la drogue sera facile d'accès ». Pour sûr ! Ils en rigolent encore.

Pendant combien de siècles allons-nous encore entendre de telles annonces de lendemains qui chantent ?

Immergés dans une réalité médiatisée infiniment répétée et transformée, nous perdons la capacité d'en saisir le sens : « la pensée, face à la répétition de la réalité, finit toujours par se taire. » (Milan Kundera, "le Rideau").

C'est pourquoi il est nécessaire de reprendre la dimension historique des choses pour en apprécier le côté ridicule, dérisoire ou vain. L'article ci-dessus, ou les titres de la presse américaine au cours du temps, par exemple, montrent bien l'inanité d'une guerre sans fin : http://www.briancbennett.com/history/longwar.htm