Source : Le Devoir
Opinion
Groupes criminalisés : drogue, violence et corruption
Vincent Fournier, Chercheur associé, chaire de
recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et
démocratie, Université du Québec à
Montréal
Édition du jeudi 4 janvier 2007
Mots clés : violence, corruption, drogue, Crime organise, Justice, Québec (province)
Le problème des gangs de rue apparaît de plus en
plus préoccupant, entre autres en raison de la violence que ces
groupes criminels exercent. Bien que les dernières semaines
aient été riches en opérations policières
contre divers groupes criminels, autant contre la mafia que contre des
gangs de rue, il me semble que nous devons nous questionner sur
l'efficacité de la stratégie de lutte antidrogue et
antigang adoptée par notre société.
Entre autres, est-ce que l'attitude répressive que notre
société a choisi d'adopter à l'égard du
problème de la consommation de drogue, au lieu de permettre un
contrôle social efficace de ce problème, ne conduit pas
plutôt à l'émergence d'autres problèmes,
comme la violence criminelle et la corruption ?
Pour répondre à cette question, et afin de mieux
comprendre certains mécanismes à l'oeuvre dans le
phénomène de la violence entre groupes criminels, nous
pouvons nous tourner vers la pratique de la guerre dans
différentes sociétés.
Guerre de vengeance
Les travaux de nombreux anthropologues et historiens nous permettent de
savoir comment se pratiquait la guerre ailleurs et auparavant, avant
l'émergence de l'État moderne. Lorsqu'on étudie
comment ces sociétés faisaient la guerre, il est frappant
de retrouver des similitudes importantes entre des cultures n'ayant
aucun lien entre elles.
Chez les anciens Germains, chez les Iroquois et chez les Maori, pour ne
nommer que ces cultures, on pratiquait la guerre de vengeance. Pour
l'essentiel, ces guerres consistaient en des razzias : on se rendait
chez un ennemi afin d'y faire quelques morts, mais non pour
l'exterminer, avec l'objectif de venger des victimes de notre propre
groupe.
Davantage qu'une raison, la vengeance était un prétexte
pour faire la guerre. Derrière cela, les raisons pour faire la
guerre étaient, entre autres, la défense et le
contrôle du territoire et de ressources stratégiques,
ainsi que la recherche d'un prestige individuel. Également, de
manière générale, ce que le groupe
démontrait à ses voisins à travers la pratique de
la guerre de vengeance, c'était son autonomie, sa
souveraineté et surtout sa capacité à se
défendre et à riposter en cas d'attaque.
Cette façon de faire la guerre était ritualisée et
correspondait partout à un ensemble de devoirs et de coutumes ;
par exemple, la loi du Talion de l'Ancien Testament prescrivait aux
Anciens Hébreux la vengeance : «Oeil pour oeil, dent pour
dent.» Enfin, derrière ces règles, cette
façon de faire la guerre répondait à une logique
simple: le droit du plus fort.
Le monopole de l'État
Cette façon de faire la guerre entre petites communautés
va disparaître avec l'apparition de l'État moderne.
L'État va prendre en charge le monopole du contrôle de la
violence physique. Et la loi va se substituer à la violence
physique dans le règlement de conflits entre les personnes et
les groupes à l'intérieur de l'État. Or ces
guerres continuèrent parfois à exister, là
où justement les appareils d'État étaient
inefficaces.
Ainsi, les guerres de vengeance sont toujours présentes dans
notre propre société : entre groupes criminels, entre
bandes de motards et entre gangs de rue.
Ces groupes criminels se font la guerre pour le contrôle de
territoires, et surtout pour le contrôle d'activités
spécifiques sur ces territoires, dont la vente de drogue. Comme
dans les sociétés pré-étatiques, ces
groupes pratiquent la guerre pour déloger d'autres groupes de
territoires convoités, ou pour montrer leur capacité
à se défendre en cas d'attaque.
Pourquoi retrouve-t-on cette façon spécifique de faire la
guerre alors que celle-ci a disparu avec l'émergence de
l'État ? Tout simplement parce que ces groupes s'occupent
d'activités illégales, des activités qui existent
mais que notre société a décidé de mettre
«en dehors de la loi». Qu'on le veuille ou non, la drogue
existe. Et elle existe non pas parce qu'il y a des trafiquants, mais
bien parce qu'il y a des consommateurs et une demande. L'argent
étant plus important aux yeux de certains individus que leur
intégrité morale (ce qui n'est pas le propre des
criminels), il se trouve des gens disposés à s'occuper de
ces activités «hors la loi».
Régler «hors la loi»
Lorsque deux trafiquants ont un différend et n'arrivent pas
à s'entendre à l'amiable, ils ne peuvent
évidemment pas aller devant les tribunaux pour le régler.
Ils se retrouvent alors dans la même situation que les
sociétés décrites précédemment.
C'est à travers l'usage privé de la violence physique,
soit le droit du plus fort, qu'ils règlent leurs
différends, puisque notre société leur refuse le
droit à des recours légaux.
Par conséquent, c'est notre propre société qui
crée les conditions qui conduisent à l'existence de la
violence pour le contrôle de certaines activités. En
choisissant pour des raisons morales de mettre en dehors des lois
certaines dimensions de la réalité de notre
société, en l'occurrence la drogue, nous créons
les conditions qui conduisent à l'émergence de la
violence criminelle. Parallèlement, la drogue continue
d'exister, voit son nombre de consommateurs augmenter et bon an, mal an
accroît sans cesse les profits des différentes
organisations criminelles.
Pour quelles raisons l'État ne peut-il s'occuper, dans une
perspective de santé publique, de la distribution des drogues ?
C'est trop compliqué ? Il vaut mieux laisser ça entre les
mains des criminels ? Si auparavant l'État
québécois a eu des réticences à
l'égard de l'alcool et des jeux de hasard, ces deux domaines
semblent aujourd'hui lui réussir très bien.
Sans tomber dans des excès, je crois que nous devrions, en tant
que société, réfléchir sérieusement
à l'option d'un contrôle de la drogue par l'État
afin que cessent ces cycles de violence qui trop souvent font des
victimes innocentes. En réintégrant «dans la
loi» les pans de la réalité sociale qui sont
présentement «hors la loi», l'État
éliminerait les conditions qui sont actuellement une cause
principale de la résurgence périodique de l'usage
privé de la violence physique chez les groupes criminels.
Également, cela aurait le mérite de réduire les
revenus d'organisations criminelles sans cesse plus puissantes. Plus
ces organisations sont riches, plus leur pouvoir de corruption est
grand. Il s'agit d'un problème sérieux qui à mes
yeux constitue une menace plus grande pour la société et
la démocratie que la drogue elle-même.
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