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APPEL DE BOLOGNE

Bologne, le 5 février 1998

 

 

Il n'y aura pas de modèle social européen sans la définition d'une politique commune de Santé Publique et sans une politique européenne cohérente vis à vis des drogues.

Définir une politique européenne des drogues, cela signifie tracer des orientations communes dans différents domaines : celui des réglementations du commerce des produits, celui de la prévention des consommations abusives et de leurs conséquences, celui de l'aide et des soins proposés aux personnes qui en souffrent, et dans ceux de la recherche et de l'évaluation. Une telle politique ne peut se résumer à des coopérations entre administrations d'Etats et à la mise en place d'institutions recueillant des informations comme l'Observatoire européen de Lisbonne, même si ces initiatives ne sont évidemment pas inutiles.

Jusqu'ici, dans les Traités européens où la question a été évoquée, la volonté a surtout prévalu de maintenir un flou pour ne pas trancher entre les différentes orientations politiques existant entre certains Etats ou gouvernements, et pour ne pas remettre en question la domination des conceptions prohibitionnistes et répressives consacrées par l'Acte Unique de Vienne. Cette Convention internationale établie sous l'égide de l'ONU prône l'accentuation de la répression des usagers de drogues, à un moment où la diffusion du Sida et d'autres épidémies parmi eux exige au contraire leur intégration dans les politiques de prévention.

Après bientôt un siècle de politiques internationales mettant en priorité, sous l'impulsion américaine, la répression et la prohibition contre certaines drogues, l'Europe a un rôle historique à jouer pour promouvoir une approche plus humaine, plus sociale et surtout plus efficace.

Nous, représentants des professionnels travaillant dans le domaine des toxicomanies et venant de nombreux pays européens, affirmons que de profondes convergences existent en Europe à partir desquelles devrait se bâtir une politique nouvelle axée sur la qualité des actions, la réduction des dommages et la citoyenneté.

Nous réclamons de l'Union Européenne et des autorités des pays européens :

- qu'elle s'engage dans le développement d'une telle politique commune,

- qu'elle exige la renégociation de la Convention de Vienne et qu'elle défende dans toutes les instances internationales des conceptions plus conformes à ses valeurs que celles de la "guerre à la drogue",

- qu'elle soutienne plus activement les échanges et les coopérations entre ONG et entre acteurs de terrain.

 

I UNE POLITIQUE AXEE SUR LA QUALITE

 

Face au problème de l'abus des drogues il est nécessaire, dans tous les pays d'Europe, d'améliorer l'ensemble des réponses préventives et thérapeutiques, éducatives, médicales ou sociales.

Nous affirmons notre volonté de nous impliquer entièrement dans cet effort commun de qualité .

A un niveau européen, des critères de qualité pour chacun des différents types d'intervention doivent être élaborés par les professionnels, avec des partenaires qualifiés et en concertation avec les usagers, dans le respect des différences. Car il ne s'agit pas que l'Europe s'érige en un système de standardisation des services au mépris des différences nées de la diversité des cultures et des dispositifs sanitaires et sociaux. Dans ce domaine aussi, trop d'Europe technocratique pourrait tuer l'Europe.

La qualité des actions et des services à laquelle nous voulons oeuvrer repose sur l'éthique et le pragmatisme, la professionnalisation et l'évaluation, la transdisciplinarité et la complémentarité.

- Ethique et pragmatisme :

Les actions menées doivent en premier lieu répondre à l'intérêt et aux besoins des usagers; elles doivent également respecter sans exception les principes éthiques et déontologiques tels que le secret professionnel, la non-discrimination et la protection des libertés individuelles.

- Professionnalisation et évaluation :

La morale et les bons sentiments ne soignent en rien la toxicomanie, au contraire.Tant pour la prévention que pour les soins, il faut des compétences professionnelles attestées par des formations adéquates et une définition d'objectifs et de méthodologies comportant des procédures de contrôle et d'évaluation.

-Transdisciplinarité et complémentarité :

Aucune discipline, aucune corporation de spécialistes ne peut prétendre détenir à elle seule la vérité scientifique et l'efficacité en matière de drogues et de toxicomanies. C'est pourquoi nous attachons la plus grande importance au dialogue entre les professionnels et la société civile, et à concevoir des pratiques pluridisciplinaires recherchant à la fois une réelle diversité, une cohérence et une complémentarité des actions.

 

II UNE POLITIQUE AXEE SUR LA REDUCTION DES DOMMAGES

 

Depuis l'épidémie de Sida, l'impératif d'inscrire dans toute politique vis à vis des drogues l'objectif de réduire les risques liés à l'usage et de ne plus s'en tenir uniquement à celui de "lutter contre" cet usage, est devenu une évidence dans toute l'Europe. Mais au-delà de la lutte contre les épidémies, la réduction des risques doit s'élargir à la minimisation des dommages et des nuisances, individuels et sociaux, liés à l'usage de drogues. Elle doit répondre à l'intérêt de la collectivité tout en favorisant l'accès à des soins dont la finalité est d'aider des individus à sortir de leur souffrance et de leur dépendance.

Qu'elles soient préventives, thérapeutiques ou sociales, les actions doivent être pensées (ou repensées) en fonction de cette stratégie globale.

- En matière de prévention, cela devrait conduire à différencier les risques selon les produits et selon les comportements de consommation, et à développer des méthodes d'éducation basées sur la responsabilité individuelle et collective plutôt que sur l'interdit.

Les campagnes d'éducation en direction des jeunes doivent les aider à développer leurs propres attitudes préventives vis à vis du mésusage des substances psycho-actives.

Pour ceux qui font déjà usage de drogues, elles doivent les aider à diminuer les risques qu'ils prennent avec leur santé et impliquer les familles et l'ensemble de la population pour influer sur les facteurs de rejet et d'insécurité.

C'est dans une telle logique qu'ont été lancées, par exemple, des programmes de prévention associant habitants et usagers dans des quartiers, des campagnes d'information sur l'ecstasy dans des soirées rave ou qu'ont été ouverts dans certaines villes des locaux d'injection. Ce type d'expérience devrait être envisagé dans tous les pays européens.

- En matière de soins, la première des préoccupations doit être de protéger la vie des usagers et d'améliorer la situation psychosociale de ceux qui le nécessitent avant même de vouloir les faire entrer dans un programme de désintoxication. Pour soigner, nous savons que nous avons besoin avant tout de temps et de relations humaines. Aussi, faut-il en priorité :

- faciliter l'accès aux soins primaires en allant au devant des usagers,

- diminuer le plus possible l'intervalle qui sépare les premiers usages à risques et le recours à des services d'aide et de conseils,

- articuler sans cesse la réduction des risques avec une offre de soins diversifiés et adaptés aux différentes étapes, depuis l'accompagnement de la période de dépendance jusqu'à l'aide pour en sortir en passant par les éventuelles périodes d'emprisonnement.

C'est sur de tels objectifs que se sont créés, par exemple, divers programmes à seuil " bas " ou " adapté " qu'ont été organisées des modes de prise en charge utilisant une distribution sous contrôle médical de différents types d'opiacés, y compris dans certains cas d'héroïne injectable. De telles possibilités devraient être envisagées dans toute l'Europe en s'intégrant dans une palette de soins la plus large et la plus coordonnée.

- En matière d'action sociale, les enjeux sont d'autant plus importants que la crise économique que traversent de nombreux pays accroît les phénomènes d'abus de drogues et d'exclusion.

La situation des usagers est largement améliorée lorsqu'ils peuvent acquérir ou conserver leurs droits élémentaires, en particulier leurs droits sociaux : droits à un revenu minimum, à un logement, à une assurance médicale, à une assistance juridique, à une formation, à un emploi. Les processus de dépendance aux drogues sont en soi générateurs de risques de désocialisation et même de délinquance qui, à leur tour, aggravent la dépendance et ses conséquences. C'est précisément pourquoi toutes les interventions doivent être orientées vers l'intégration sociale des personnes toxicomanes et ex-toxicomanes. L'insertion sociale doit être développée à travers toutes les formes de solidarités, en particulier intra-communautaires (différentes formes de travail, accueils de proximité, liens culturels, etc.). L'action de la police et de la justice contre la délinquance ne devrait pas être un motif d'accentuation de l'exclusion. Sécurité publique et santé publique doivent être menés de concert.

 

III UNE POLITIQUE AXEE SUR LA CITOYENNETE

 

Dans la période de crise que traversent les Etats et les sociétés, l'Europe est à la recherche d'un modèle social qui, sans entraîner de dérapage des dépenses publiques, permette de réguler les conséquences sociales de la concentration mondiale des pouvoirs économiques et des profits, et permette à l'action sociale et médico-sociale de répondre aux besoins des populations en situation de vulnérabilité et de marginalisation. Un tel modèle n'aura de réelle portée que s'il garantit à ces populations l'accès aux droits fondamentaux, individuels et collectifs, civiques et sociaux, dans les domaines majeurs de l'intégration sociale que sont le logement, l'emploi, la famille, la santé, l'expression, l'association, l'éducation et la culture. La question de la citoyenneté est donc au coeur de la construction de l'Europe sociale. Comme définition d'un statut de l'individu au centre du système démocratique, la citoyenneté est fondée sur l'exercice et le renforcement des droits politiques et sociaux obtenus au fil de l'histoire moderne, notamment pour suppléer des solidarités familiales et communautaires mises à mal par l'évolution économique et technologique.

Cette question intéresse tout particulièrement les toxicomanes qui connaissent dans la plupart des Etats un statut d'exception, mélange de celui de délinquant et de celui de malade.

La construction européenne a un rôle à jouer pour que les usagers de drogues puissent accéder à une citoyenneté responsable et qu'ils bénéficient des droits élémentaires tels que :

- la liberté de se soigner, la possibilité de choix du traitement et de la sortie de celui-ci,

- la liberté de circulation dans l'ensemble de l'Europe et la possibilité de poursuivre un traitement,

sachant que tout cela exige des Etats qu'ils coordonnent un minimum leurs politiques et qu'ils se dotent des moyens appropriés pour y parvenir.

Dans ce sens également, nous demandons à l'Union Européenne de contribuer et d'inciter les Etats à :

- Aller vers la suppression dans leur législation de toute sanction pénale pour usage, en particulier la prison ou toute forme de restriction de liberté,

- Eviter toute confusion entre les soins et l'action de la justice,

- Investir dans l'innovation sociale et non pas seulement dans la recherche médicale et pharmacologique,

- Intégrer le fonctionnement des établissements et des services professionnalisés en matière de drogues dans le système sanitaire et social de droit commun, comme pour tout symptôme psychosocial (alcoolisme, toxicomanies médicamenteuses et autres addictions, santé mentale, etc.).

Nous nous engageons pour notre part à défendre ces conceptions auprès des pouvoirs publics régionaux, nationaux et européens, et à les appliquer autant qu'il nous est possible dans nos propres services, nos institutions et nos actions communes.

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