La drôle d'alchimie des interdits de la drogue

par Ali Magoudi, psychanalyste. Auteur avec C. Ferbos de Approche psychanalytique des toxicomanes, PUF, 1986. Rédacteur en chef de la revue Crises, PUF.

Libération du 1/07/94.

 

Faut-il dépénaliser les drogues ? Transportons-nous quelques instants dans l'Utah, Etat « sec » de l'Ouest des Etats-Unis où les Mormons, particularisme moral oblige, s'abstiennent de toute consommation d'alcool, de tabac, de thé, de café, de stupéfiants et... de kola. Certes, ce Mormon way of life constitue un véritable paradis pour les sectateurs de la prévention généralisée. Mais si j'avance cet exemple exotique, ce n'est ni pour valider, ni pour invalider le bréviaire de bonne conduite - y inclure la polygamie - édicté, en 1833 par Joseph Smith, le fondateur-visionnaire de la secte. Les raisons de son lynchage final par la populace, ne seront pas plus évoquées ici.

En revanche les pratiques des partisans de l'Eglise de Jésus-Christ des saints du dernier jour éclairent la nature des interdits et leur respect dans une communauté déterminée. L'interdit est d'essence religieuse. Les prescriptions communautaires d'origine théocratique permettent au sujet de vivre dans un groupe qui fournit une identité en échange d'un renoncement à des satisfactions immédiates. D'où la règle : être Mormon, c'est obéir à la loi des Mormons.

Changement de décors. Lorsque une prohibition stipule « tout ce qui est fendu n'est pas défendu » (allusion aux ruminants dont la chair est autorisée en fonction du sabot fendu ou non, de l'animal), elle fait partie des lois de l'Ancien Testament. Il ne s'agit pas d'un isolat réglementaire. Elle fait partie d'un tout contraignant, aussi contraignant que le « tu ne tueras point ». Bref, l'interdit sur un produit stupéfiant ou alimentaire ne s'érige pas au nom de la santé. La prohibition religieuse signifie qu'une seule interjection peut calmer l'enfant ou l'adulte angoissé qui interpelle le monde: « Mais pourquoi est-ce interdit ? ». Réponse assurée du croyant : « Parce que ! ».

Jean-Paul Il ne s'y trompe pas. Sans fioritures, il installe l'interdit au niveau théologique qui lui permet de récuser les IVG. Insistons lourdement. Si les valeurs de civilisations se transmettent à chaque génération, ce n'est pas grâce à un discours pédagogique charitable. La violence symbolique, faite d'interdits plus absurdes les uns que les autres, est à l'¦uvre. Les faits de civilisations sont là pour nous rappeler qu'il s'agit à chaque naissance de transmettre la culture qui a fait naître l'individu. Un lot complet de lois, de rituels alimentaires, une découpe du temps, etc.

Prenons comme exemple de Loi la célèbre prohibition de l'inceste qui présente l'avantage d'être connue de tous. Ici, pas de rationalisation sanitaire qui vaille sur le pourquoi de la chose. Pas de pédagogie, ni cours du soir ou de rattrapage. Certes, à la naissance l'officier d'état civil veille au gain exogamique, en vérifiant que père et mère sont étrangers l'un à l'autre, avant d'admettre l'enfant dans la communaute nationale. Mais l'alchimie subtile qui permet la fabrication d'un sujet désirant par la barre mise sur son désir primordial ne cesse d'étonner. Seule certitude, les actes de langage qui mettent en place la Loi ne se résument pas à une campagne de pub Benetton.

Dans ces conditions, comment médiatiser une quelconque prohibition dans une société laïque qui, depuis la révolution de 1789, a fait exploser l'endogamie de clan spécifique à chaque religion monothéiste ? Autrement dit, comment penser l'interdit dans un Etat qui fait naître et mourir ses citoyens dans une communauté dont les lois sont rendues au nom du peuple et non plus au nom de Dieu ?

On a cru se sortir de cette impasse en recourant au discours scientifique. Aujourd'hui, nous assure-t-on, si les produits sont prohibés c'est qu'ils sont dangereux pour la santé immédiate ou lointaine. Mais ce discours est battu en brèche par la réalité culturelle de l'Occident qui a, depuis belle lurette, autorisé des produits autrement plus dangereux que le cannabis, par exemple. Est-il utile de rappeler les ravages sanitaires de l'alcool, sans parler de la criminalité qu'il provoque ? Première évidence donc. Il est des discours sanitaires erronés sur lesquels reposent aujourd'hui des interdits. Scène de genre, incitation à l'usage de stupéfiants : le père, un whisky à la main instruit son fils: « Faut pas fumer de joints... c'est dangereux ».

Seconde évidence, même quand la vérité scientifique semble corroborer la validité d'une prohibition, elle ne la justifie en rien. Si le LSD entraîne des troubles psychiatriques graves, on se demande pourquoi il faudrait l'interdire, à moins que le bon sens ne soit pas la chose la mieux partagée du monde.

Le raisonnement sanitaire est la source d'une autre confusion. A l'appui de leur demande de vente libre de produits, certains insistent, à juste titre, sur les conséquences catastrophiques de la prohibition : sida, hépatites virales, etc. L'argument est consistant, mais, pour l'essentiel, il ne concerne que les produits injectables. L'équation prohibition égale danger sanitaire n'existe pas pour le cannabis. Or un consensus libéral pourrait se dégager sur ce produit. Et notre adolescent de sombrer dans la confusion. Pourquoi laisser se développer l'incendie qui fait rage et diriger les pompiers là où il n'y a pas le feu ?

L'ultime raisonnement en faveur d'une dépénalisation est d'ordre économique. Seules les lois du marché permettraient de supprimer les mafias organisées autour du deal mondial des stupéfiants. Ici, on semble ignorer l'hétérogénéité religieuse du monde. Dans ces conditions, comment ne pas perdre sur tous les fronts a la fois? Aujourd'hui la liste des produits stupéfiants licites et illicites constitue un instantané de notre paysage communautaire avec ses lignes de force et de rupture. Qu'il faille constater une modification majeure des conduites ne signifie pas pour autant qu'il faille adopter une position politique simpliste.

Dans chaque société, les êtres de culture voient limiter leur accès à la jouissance pharmacologique au nom d'un principe qui les inclut dans une communauté de valeurs, certes contingentes, mais consistantes. Même si demain on déplace la frontière entre la licite et l'illicite, nul ne supprimera la notion de limite. L'interdit persistera toujours sur certains produits psychotropes. Les transgressions face à cette interdiction également. A moins de supprimer toute culture.

Je ne vois qu'une réponse possible à la question initialement posée : il faut sortir du débat sur les seuls produits, le réorienter et l'inclure dans un projet global de société où les liens communautaires seraient renforcés. Définir une attitude vis-à-vis des psychotropes qui inclut, insère, fédère les citoyens autour d'un idéal de transmission culturel. Mais qu'on ne se fasse pas d'illusions, les décisions retenues en fonction de cet idéal culturel seront alors imposées avec des méthodes dogmatiques qui n'auront rien à envier aux pratiques en vigueur dans les religions mono ou polythéistes. Car la raison en ce domaine n'est jamais de saison.

 

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