(article original)

Il y a encore beaucoup à faire en matière de prise en charge médicale des toxicomanes mais les pouvoirs publics s'impliquent peu.

Drogue: la France à la traîne

Par MARTIN BUISSON, DIDIER JAYLE ET FRANCE LERT
Martin Buisson et Didier Jayle sont médecins au service d'immunologie clinique à l'hôpital Broussais à Paris,
France Lert est chercheuse à l'Inserm (unité 88).

Le jeudi 25 novembre 1999

Les urgences hospitalières sont mal préparées à recevoir les usagers de drogue et les rejettent trop souvent, faute de reconnaître certains de leurs symptômes comme de véritables besoins médicaux.

À la fin des années 80, le VIH a provoqué, sous la pression d'associations de lutte contre le sida et de rares professionnels, une prise de conscience de la gravité de la situation des usagers de drogue et de leur exclusion du système de prévention et de soins.

A partir de 1987, des responsables politiques courageux ont permis l'amorce d'une stratégie de réduction des risques qui, à l'époque, était loin de faire l'unanimité auprès du public ou chez les professionnels de la toxicomanie : mise en vente libre des seringues (1987), soutien (1993) à des programmes d'échange de seringues engagés par Médecins du monde dès 1989, reconnaissance encore timide des associations d'usagers (1992), développement de l'accès au traitement de substitution par la méthadone (1994-1995), mise sur le marché du Subutex prescrit par les médecins de ville (1996). Le caractère tardif de ces mesures par rapport à l'épidémie VIH explique le taux de contamination des usagers, supérieur à celui de nos voisins du nord de l'Europe : 20 % des toxicomanes sont infectés par le VIH, et 60 % par le virus de l'hépatite C. C'est en Ile-de-France et en Provence-Alpes-Côte d'Azur que les taux sont les plus élevés.

Cette approche nouvelle envers les usagers de drogue, qui reconnaît leur droit à être traités sans discrimination dans le système de santé, a eu des résultats positifs significatifs : la baisse de l'incidence du VIH, la baisse des overdoses et, depuis peu, celle des nouvelles contaminations par le virus de l'hépatite C. Les traitements de substitution ont facilité l'adhésion aux multithérapies anti-VIH et aux lourds traitements contre le VHC. Les spécialistes de la toxicomanie ont été amenés à changer leurs pratiques, et une petite fraction des médecins généralistes s'est engagée dans les soins aux usagers de drogue, avec lesquels les relations étaient jusqu'alors faites de tensions, de rapports de force et de rejet.

Pourtant, dans sa configuration actuelle, ce système alliant militance et professionnalisme a atteint ses limites. Les besoins des usagers de drogue, invisibles lorsque leur consommation illicite les rendait indésirables dans les services médicaux et sociaux, ont été révélés par les nouvelles offres de soins et appellent des réponses complémentaires. La complexité de la prise en charge des usagers de drogue, qu'il s'agisse de leurs problèmes somatiques ou psychiatriques, de leur misère sociale ou de l'aggravation que représente le développement des polytoxicomanies, ne permet plus aux acteurs de la réduction des risques - équipes de rue, médecins de ville, centres de soins spécialisés - d'y faire face seuls, avec les moyens dont ils disposent aujourd'hui.

Il est nécessaire de renforcer et d'étendre les prises en charge bâties ces dernières années mais aussi de construire des pratiques nouvelles face à des situations inédites, en aidant les personnes là où elles en sont de leurs usages et de leur parcours. D'abord répondre à la marginalisation et à l'exclusion comme le font le Samu social, les structures dites de «bas seuil» (car elles n'imposent aucune condition préalable aux usagers qui les fréquentent en termes de consommation). Ces dernières sont actuellement menacées par une montée de l'intolérance du voisinage, favorisée par la timidité et l'ambiguïté du discours des pouvoirs publics. Alors même qu'il s'agit de petites équipes, animées par des personnes qui n'ont pas de statut reconnu, dans des structures associatives à la merci du renouvellement annuel et aléatoire de leurs ressources, donc déjà vulnérables.

Il est évidemment nécessaire de maintenir et de développer les efforts entrepris depuis plusieurs années: renforcer les équipes de réduction des risques, poursuivre la transformation du secteur de la toxicomanie pour qu'il offre une véritable prise en charge globale, reconnaître aux médecins généralistes qui s'engagent leur rôle coordonnateur des soins dans cette pathologie complexe.

Mais cela ne suffit pas. Il est urgent de convaincre d'autres secteurs - hépatologie, urgences, psychiatrie - de participer à la prise en charge. Comme les services hospitaliers spécialisés dans l'infection VIH l'ont fait, ils peuvent s'adapter à cette clientèle fragile et difficile. Les nouvelles possibilités thérapeutiques pour soigner l'hépatite C doivent être effectivement accessibles aux toxicomanes dans les services d'hépatologie, aujourd'hui souvent réticents. Les urgences hospitalières sont mal préparées à recevoir les usagers de drogue et les rejettent trop souvent, faute de reconnaître certains de leurs symptômes comme de véritables besoins médicaux, notamment dans le domaine psychiatrique. Si les équipes engagées dans le soin aux toxicomanes font déjà un travail de soutien psychologique considérable, les pathologies psychiatriques qui apparaissent notamment après un sevrage ou au cours d'un traitement de substitution exigent le concours des services spécialisés. Or, actuellement, le secteur psychiatrique s'en désintéresse totalement.

A ces problèmes maintenant bien cernés s'ajoutent les changements induits par l'évolution des toxicomanies: augmentation de la consom- mation de cocaïne et des drogues de synthèse accentuée par l'évolution du trafic international, polytoxicomanies associant alcool, médicaments et drogues illicites. Face à ces situations nouvelles, il n'existe pas encore de stratégies thérapeutiques éprouvées. Cela appelle un effort de recherche fondamentale et clinique mais aussi d'expérimentation de terrain et de concertation avec les professionnels de la réduction des risques qui font cruellement défaut.

Il est difficile d'éluder la situation en prison, qui reste un bastion de résistance à la réduction des risques. Alors qu'il est démontré que l'injection de drogue ou de médicaments se poursuit pendant l'incarcération et que les usagers de drogue constituent près de 50 % de la population carcérale, les mesures décidées par les autorités sanitaires ne sont pas véritablement appliquées.

Convaincre ceux qui sont réticents ou restent à l'écart de la prise en charge des toxicomanes nécessite un discours fort des pouvoirs publics, c'est-à-dire assumer politiquement la stratégie de réduction des risques. Il existe suffisamment d'éléments à l'appui du bien-fondé des stratégies de réduction des risques, en France et en Europe, pour avoir une position résolue.

La Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), sortie depuis peu de sa léthargie grâce à Nicole Maestracci, sa présidente, pourrait devenir, demain, un véritable outil de coordination nationale et de proposition, sous réserve de l'engagement des politiques.

L'absence d'implication de ces derniers face à des enjeux majeurs de santé publique, et l'insuffisance de moyens qui en découle, représente le frein principal aux initiatives innovantes. Les politiques ne peuvent pas justifier leur immobilisme par les avis divergents et contradictoires des professionnels de la toxicomanie face à la réduction des risques, dont le principe est aujourd'hui accepté par la quasi-totalité des intervenants et de plus en plus par l'opinion publique. La France va-t-elle rester encore longtemps le wagon de traîne de la prévention en Europe?.

Martin Buisson et Didier Jayle sont médecins au service d'immunologie clinique à l'hôpital Broussais à Paris, France Lert est chercheuse à l'Inserm (unité 88).

 

 

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